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Voilà, c'est fait. Tout a changé. Vous ne savez pas trop ce qui vous a pris, mais un beau jour, sur un coup de tête, vous êtes passé de l'autre côté. Il fut un temps, vous étiez cool, vous étiez libre, vous vous déplaciez nonchalamment en levant à peine la plante du pied. Aller d'un point A à un point B vous semblait simple comme bonjour. Mais ça, c'était avant. Avant que vos poignées d'amour refusent de cohabiter avec certains de vos vêtements (les plus beaux, évidemment). Avant que l'intérieur de votre corps ressemble aux organes d'un ramoneur alcoolo-tabagique de 78 ans. Alors vous n'avez pas eu le choix. Pour survivre, il ne vous restait plus qu'une solution : enfiler vos baskets, empoigner votre jogging et vous mettre à courir.
Désormais, vous faites donc partie de cette armée de gens d'apparence saine qui trottent le long du canal. Vous sentez que le ridicule vous pend au nez et qu'un de ces jours, vous aussi vous allez courir sur place devant les passages cloutés en attendant que le feu passe au vert. Mais rassurez-vous : vous êtes encore un coureur tout mignon, passe-partout. Quand vous cavalez, vous avez tendance à suer, à respirer de façon hachée, à devenir rouge carmin. C'est bien. Ça veut dire que le sang circule toujours dans vos veines et que vous possédez encore les caractéristiques d'un être humain. En revanche, comme vous êtes encore tout en bas de la chaîne alimentaire, il va falloir vous battre pour subsister. Connaître votre ennemi pour mieux l'affronter. Chez Time Out Paris, on a pensé à vous : voici un petit guide des créatures que vous allez croiser sur votre chemin. Histoire de mieux vous défendre au cœur de cette jungle nommée « jogging parisien ».
1/ Le suréquipé
Quand il a commencé, il était sûrement comme vous. Plein de rêves et d'humilité, affublé d'un vieux jogging et d'un t-shirt trop grand, il gambadait de façon un peu chaotique, avec le souffle court et une tendance à loucher régulièrement vers sa montre pour mieux visualiser la fin de son supplice. Mais voilà, le temps passant, les muscles poussant, les kilomètres s'accumulant, il a fini par entrer sérieusement dans la danse. Tout a commencé avec un podomètre premier prix, et puis la machine s'est emballée. De microfibres aérées en ceinture double-gourdes, aujourd'hui grâce à son équipement complet et ergonomique, il ne court plus, il fend les airs. Ne l'enviez pas trop. Vous êtes encore capable de vous réjouir pour pas grand-chose, comme cette courbature qui vous signifie l'existence d'un nouveau muscle par exemple, alors que lui s'ennuie de tout. Seuls quelques micro-événements peuvent encore réchauffer son cœur de cyber-athlète: courir un marathon, comparer sa panoplie avec l'un de ses congénères goldorakisés, tester la toute dernière running-app, ou encore constater que l'hiver est arrivé et qu'il va pouvoir se pavaner avec son petit k-way ni-trop-chaud-ni-trop-froid, sa lampe frontale et ses bracelets de sécurité fluorescents.
NB : en général, ce stakhanoviste de l'attirail a autant de tenues qu'il exerce de disciplines. En pleine montagne, il est par exemple facile à débusquer, affublé des dernières chaussures de marches, avec podomètre et balise intégrés, d'un chapeau mou et ajustable en toile cirée et d'une paire de bâtons de marche.
2/ Le coureur « soudain » ou sous-équipé
Un de nos préférés, assurément. On ne sait toujours pas s'il est vraiment en train de faire un footing ou s'il s'est brusquement souvenu qu'il avait un enfant et que la garderie fermait ses portes dans moins de cinq minutes. Le joggeur « soudain » ne porte que des vêtements qui n'ont rien à voir avec le sport : un jean, le plus souvent, accompagné d'un pull en laine ou d'une chemise à manches courtes. Il transporte volontiers tout un tas de choses dans ses poches - clés, pièces de monnaie, ferraille - qui font des petits bruits très énervants à chaque fois qu'il foule le sol d'une de ses gracieuses enjambées. Il porte des baskets, certes, mais elles sont souvent dédiées à une tout autre discipline et toujours plates (skate, basket, converse). Il a le don de foutre en boule les nerfs du joggeur suréquipé qui ne comprend pas que l'on puisse aussi peu s'investir dans ce merveilleux sport d'endurance qu'est la course à pied.
NB : remarquez qu'il prend un malin plaisir à se foutre complètement du rythme et de l'exigence des saisons. Bien souvent, il porte un pull en été, et se dandine en marcel en plein hiver. Tant d'amateurisme, c'est de la provocation !
3/ Le suiveur
En cyclisme, on dit qu'on est « dans la roue » du coureur qui précède. Une méthode pratique pour profiter de l'effet d'entraînement sans trop se fouler soi-même. Et en jogging comme dans la vie, il est toujours plus facile de suivre que de diriger. Alors si, quand vous courez, vous sentez derrière vous une présence, lointaine mais permanente, posez-vous la question : n'êtes-vous pas suivi ? Le type qui garde ses distances derrière vous, n'a-t-il pas « pris votre roue » et profité de vos efforts pour faire de vous son appât, sa cible, comme le lièvre artificiel des courses de lévriers ? De votre côté, faites de ce handicap une force : imaginez-vous qu'il s'agit d'un tueur à gages stipendié par votre ex, laquelle vous reproche toujours d'avoir gardé le DVD de 'Titanic'. Avec ce dangereux nervi, probablement tchétchène ou ouzbek, à vos trousses, vous allez carburer comme jamais.
NB : attention, le suiveur est souvent lui-même suivi et le suivi suiveur. Vous suivez ?
4/ Les deux filles
Elles n'ont pas forcément d'âge, de looks ou de caractéristiques physiques particuliers. Elles peuvent être jeunes, blondes, brunes, centenaires, rousses, grandes, minces, potelées ou albinos. Elles peuvent même être deux garçons. Ce qui compte, c'est l'effet de groupe. La principale raison de cette abondance de « joggeurs en troupeaux » est bien évidemment la motivation (vous n'aviez plus le choix, voilà trois mois que Cerise, votre amie insupportable, vous bassine pour que vous couriez avec elle), mais aussi une crainte habituelle chez les joggeurs débutants. Une peur du ridicule (c'est bien connu, on est beaucoup moins ridicule quand on est deux) mêlée à la panique de l'inconnu. C'est donc de vieux sentiments grégaires qui poussent les coureurs à se regrouper en tribus. Parfois, celles-ci sont homogènes, à l'image de ces deux grands Hollandais en t-shirts blancs qui courent sans effort sur l'exacte même cadence. Mais bien souvent, le contraste est saisissant. Bah oui, ca fait déjà six mois que Cerise promène son boule sur la piste de jogging. Elle, se concentre sur sa respiration pendant que vous vous évertuez, entre deux crises de spasmophilie, à lui raconter les derniers potins de votre bureau. Fatalement, au bout de 10 minutes, elle est toujours fraîche comme une rose. Vous, c'est une autre histoire.
NB : prenez garde. Si la majeure partie du temps, vous croiserez plutôt des groupes de deux personnes, il se peut qu'un jour ce soit tout le club d'aviron du coin ou toutes les nanas du CE qui aient décidé de se faire une petite virée ensemble. Dans ce cas-là, ne paniquez pas, attendez que ça passe.
5/ Le philosophe
A priori, il ressemble à n'importe quel autre coureur. Ni mieux ni moins bien vêtu qu'un autre, pas plus rapide, pas plus lent. Pourtant, à l'intérieur, rien à voir. C'est plutôt en plongeant loin dans son regard qu'on trouvera l'iris vague de celui qui scrute sa propre intériorité, comme absorbé en lui-même. Les yeux ne fixent plus le prochain tournant sadique ou le caillou sournois qui fantasme sur une cheville foulée, non, ils regardent autre chose, une rupture difficile, une présentation powerpoint ratée lundi après-midi, un ami qui s'éloigne, un père absent, une mère étouffante, l'inverse, ou encore des regrets éternels comme le plat qu'on n'a pas pris à la cantine mais qui finalement semblait bien meilleur que le gratin de pâtes à la béchamel, c'est vraiment trop stupide d'avoir pris ça. On connaît depuis longtemps les vertus philosophiques de la marche, de Rousseau et les 'Rêveries du promeneur solitaire' jusqu'à 'L'art de se promener' de Karl Gottlob Schelle, mais le footing aussi permet à l'esprit de vagabonder, de réfléchir, de s'interroger, de faire un bilan. Tout le monde ne le sait pas, mais la Constitution de la Ve République a été écrite par Michel Debré pendant un footing au parc Monceau, et en 1970 c'est en courant à Regent's Park que les Beatles prirent la décision de se séparer.
NB : les efforts physiques consentis pendant un footing sont bien supérieurs à ceux d'une promenade, en conséquence de quoi le coureur philosophe perd en lucidité au fil des minutes. Ne vous fiez donc pas trop aux idées que vous aurez au-delà d'une demi-heure, c'est un coup à dissoudre l'Assemblée nationale, à tirer sur un avion de la Malaysia Airlines pendant votre heure de pause ou à mettre un coup de boule en finale de Coupe du monde.
6/ Le Bip-Bip
Vous souvenez-vous de Bip-Bip, cet oiseau (un « Grand Géocoucou » s'il-vous-plaît) convoité par le coyote dans le dessin animé ? Eh bien, vous le croiserez à tous les coups en courant dans un parc. Ce n'est pas par hasard si nous précisons qu'il faut courir dans un parc, car le Bip-Bip est plus facilement repérable quand il tourne en rond. Nous parlons de ce personnage, souvent maigre et sec, aux mollets surdimensionnés, qui vous croise à grandes enjambées et tourne derrière un bosquet cent mètres et dix centièmes de seconde plus loin, vous clouant sur place et soulevant des nuages de poussière. Non seulement il vous a humilié avec une facilité rageante, mais ce n'est que le début. Puisqu'il court dans l'autre sens, vous aurez l'occasion de le rencontrer plusieurs fois pendant vos quarante minutes de footing et de constater que vous perdez du terrain sur lui dans des proportions folles.
NB : parfois, le Bip-Bip court dans le même sens que vous, ce qui est presque aussi décourageant. Quand il vous dépasse, il n'a même pas un regard pour vous, mais vous sentez l'esprit de compétition transpirer par tous ses pores. Bientôt, il n'est plus qu'un petit point à l'horizon qui disparaît en moins de temps qu'il ne faut pour dire « meep meep ».
7/ Le galérien
C'est votre bouffée d'oxygène, votre île déserte au milieu de l'océan déchaîné, votre phare dans la nuit noire. Oui, vous en chiez. Oui, vous êtes déjà à bout de souffle alors que vous brûlez le pavé depuis à peine quelques poignées de minutes. Oui, mais lorsque vous croisez ce forçat du bitume, soudain les ailes vous poussent, votre galop devient plus beau. Un peu comme si vous veniez de récupérer le mental survitaminé de Carl Lewis et les jambes fuselées de Marie-José Pérec... Il faut dire qu'à ses côtés, vous avez fière allure. Le pauvre bougre est en train de fondre comme neige au soleil, aussi rouge qu'un moulin à Pigalle, ne sachant que faire de ses bras (les laisser pendre avec désinvolture le long de son corps ou attraper ses tétons avec panache pour les faire tenir en place ?). L'espace d'un instant, vous avez envie de le plaquer au sol pour l'allonger en position latérale de sécurité, tout en hurlant : « Mon dieu, cet homme est en hyperventilation avancée, y a-t-il un médecin sur ce parcours de santé ? » Et puis non, vous vous reprenez. Après tout, on rame tous dans la même galère.
NB : attention, cette catégorie de joggeurs a la tendance, fâcheuse mais courante, de se muer en « joggeurs morts ». Si vous en croisez, ainsi étendus, les yeux clos, sur l'herbe verdoyante, ne cédez pas à la panique. Ils ne sont pas morts, ils essayent simplement de ne pas le devenir.