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Nul n'est prophète en son pays. L'adage s'applique à merveille à Thibault Cauvin, guitariste émérite et précoce, roi des concours puis globe-trotter infatigable, apôtre de la guitare classique à travers le monde. Sauf en France, sans doute, où il aura fallu attendre cette année pour voir les médias s'intéresser à ce Bordelais avec davantage d'opiniâtreté. Nous-même l'avons croisé par pur hasard au zinc du Sherry Butt, bar à cocktails réputé du Marais, une belle rencontre qui s'est poursuivie par l'écoute de son nouveau disque, 'Thibault Cauvin', une magnifique anthologie de la guitare classique vue à travers le prisme de la personnalité subtile et élégante du guitariste. Entretien avec un passionné de surf et de musique, au phrasé et au langage aussi raffinés que son jeu de guitare.
Time Out Paris : Tu es le seul musicien au monde à avoir gagné 36 prix internationaux avant l'âge de 20 ans. On peut dire que tu es un enfant de la balle…
Thibault Cauvin : J’ai commencé la guitare dès l’âge de 5 ans, parce que mes doigts étaient assez longs pour jouer, mais je suis tombé dans cet univers dès ma naissance, mon père est un guitariste presque névrosé d’amour pour l’instrument. Tout mon entourage familial est composé également de musiciens. J’ai grandi dans deux mondes musicaux différents mais que je trouve complémentaires : d'abord celui de la musique classique, puisque j’ai étudié au conservatoire de Bordeaux, ma ville d’origine, et à celui de Paris, ce qui m'a permis de passer beaucoup de concours internationaux. Donc j’ai reçu une éducation intellectuelle, un rapport à la musique ancré dans l’amour des grands compositeurs du passé. En parallèle, ma famille est davantage versée dans les musiques actuelles : mon père était un jeune rocker branché parisien durant l’adolescence, puis il a eu des groupes de jazz expérimentaux et ce n'est que plus tard qu'il a découvert la guitare classique. Je suis né à cette époque de sa vie, c’est pour ça qu’il m’a tendu une guitare classique plutôt qu’une autre, mais j’ai grandi entre ces deux mondes.
Ton père et toi, vous êtes donc des guitaristes reconnus tous les deux. Quel est votre rapport père-fils aujourd’hui ?
Nous avons un rapport qui est multiple, le rapport père-fils étant paradoxalement le moins important. Il a été mon professeur quand j’étais enfant, puis mon conseiller lorsque je passais des concours classiques. Les compétitions sont un passage inévitable dans la musique classique si on veut se faire un nom, il faut passer par là. J’ai vécu cette étape très jeune, en général les gens avaient plutôt 25-30 ans alors que j’avais autour de 15-20 ans, j’étais d’une grande naïveté, c’est peut-être pour ça que j’ai eu la chance de remporter autant de prix à l’époque. Pendant les concours, mon père avait surtout un rôle de coach, on avait un système de travail très élaboré, c’était un rapport sportif ! On traversait l’Europe dans une vieille Volvo rouge break qu’on avait transformée en char de musique, on allait de Lisbonne à Vienne, en passant par Londres, je travaillais à l’arrière pendant qu’il conduisait. C’étaient des moments très intenses, passionnants. Aujourd’hui, il me conseille, il est aussi le directeur artistique de tous mes disques, et je joue beaucoup de ses compositions, une musique à la croisée de tous les genres, écrite pour guitare classique, mais avec des influences techniques d’autres guitares, des consonances de musique répétitive, parfois une énergie de rocker.
Vous jouez aussi ensemble parfois ?
C'est plus délicat… J’aime beaucoup jouer seul sur scène, je suis attaché au tête-à-tête avec le public. C’est une forme de liberté totale, où l’on se livre complètement, sans aucune frontière. Il y a une sincérité absolue. Cette magie du concert solo, c’est ce qui me touche le plus.
Quand on te voit jouer, ça paraît simple et facile, alors qu’on imagine qu’il y a des années de travail derrière. Qu’est-ce qui est le plus dur à apprendre ?
Je suis touché que tu relèves ça, parce que c’est justement ça le plus dur : que ça paraisse facile, qu’on oublie la difficulté. A chaque fois que je prépare une pièce pour un concert, j’essaye de comprendre la partition du titre, la structure, la dimension intellectuelle, le contexte dans lequel le compositeur a écrit ses notes, son état d’esprit… Une fois que c’est intégré, il y a un travail digital très fort pour créer ma propre version, mon interprétation. J’ai un peu cette maladie de vouloir mettre une grande part de moi-même dans les pièces que je joue, donc je fais déjà le choix de jouer des pièces qui m’offrent cette liberté. Un concert est réussi quand je me laisse emporter et que j’ai le sentiment que les notes que je joue, composées parfois il y a plusieurs siècles, c’est moi qui les invente et qui les crée, guidé par le public. Comme un sentiment de me dédoubler, d’être mon propre public, de me surprendre. On ne peut atteindre cet état qu’après un travail terrible. La manière d’être le plus libre, c’est d’avoir d’abord été le plus sévère avec soi-même auparavant, afin d’oublier les contraintes techniques et la difficulté. On oublie presque qu’il s’agit d’un concert, on passe juste un moment que j’essaye de rendre magique. La musique est une passerelle vers un autre état.
« La guitare est l’instrument le plus décliné et joué dans le monde, ça me donne la possibilité d’avoir une richesse d’inspiration énorme »
Le Conservatoire représente une dose de travail considérable, est-ce que tu continues d’avoir cette discipline et de pratiquer plusieurs heures chaque jour ?
Il y a une période de ma vie particulière : avant de tourner à travers le monde comme aujourd’hui, ce qui est très contraignant, j’avais un rythme de travail très strict, extrêmement organisé, avec un chronomètre, un métronome et une montre, un peu comme un pilote d’avion face au tableau de bord. C’était organisé de manière totale, presque folle, avec un souci d’efficacité et de productivité, alors qu’en l’espace de quelques mois je me suis retrouvé dans un rythme complètement différent, un mode de vie instable, où je dois un jour me coucher tard, le lendemain rencontrer des gens, tout ça avec le décalage horaire. Du coup, il a fallu me réorganiser. Cela dit, j’ai acquis un certain niveau technique, qui me permet de moins travailler. En revanche, je dois apprendre les pièces, donc je réfléchis pendant les semaines de tournée, c’est presque une discussion philosophique avec moi-même, puis j’impose dans l’année des périodes de silence total où je pars dans des endroits qui m’ont marqué, je m’assieds avec ma guitare et je retravaille dix heures par jour. Là, je vais au Maroc dans une petite maison sur la plage avec quelques amis surfeurs, car je suis aussi passionné par le surf. Il y a quelques mois, j’ai passé trois semaines hors du temps dans une maison traditionnelle perchée sur une colline au cœur de Séoul.
Tu dis toi-même dans les notes intérieures de ton disque que la guitare classique est un art très récent. Du coup, peu de compositeurs célèbres ont écrit expressément pour la guitare, ce qui oblige les guitaristes à réaliser des arrangements ; c’est un travail spécifique, est-ce que tu peux nous en dire plus ?
Oui, c’est un travail passionnant. En effet, la guitare classique est née il y a seulement un siècle et demi, du coup il nous a fallu adapter les pièces écrites auparavant. Ça se fait en plusieurs temps : il faut déjà que la pièce pour guitare apporte quelque chose, il ne faut pas que ce soit une pâle copie de l’originale. Ensuite, il y a deux manières d’arranger les compositions classiques : soit on rédige une transcription fidèle à l’originale, c’est ce que j’ai fait dans mes deux précédents disques, qui sont consacrés à Isaac Albéniz, un compositeur espagnol du XIXe siècle. Il a écrit des pièces pour piano mais il aimait la guitare, à tel point qu’il essayait d’imiter cet instrument en jouant au piano, donc c’est assez légitime comme arrangement. Pour le coup, c’est un vrai travail de transcription, on prend les notes et on les adapte sans les changer. L’autre manière de fonctionner, ce sont les arrangements. On prend des pièces de petits ensembles et on les recompose. C’est un art assez différent, qui exige une part de composition. La guitare est l’instrument le plus décliné et joué dans le monde, ça me donne la possibilité d’avoir une richesse d’inspiration énorme, je peux adapter des pièces d’origine brésilienne ou africaine sans problème, ce qui serait moins évident avec d’autres instruments de musique classique.
La guitare est un instrument qui voyage facilement d’ailleurs.
J’aime avoir cette philosophie de rassembler les publics et les générations, c’est mon quotidien de voyageur, je vis en tournée depuis une dizaine d’années, comme un nomade. Je partage ma musique et je suis touché de voir que ces notes de guitare peuvent séduire en Afrique où j’étais il y a une semaine, mais aussi en Biélorussie où j’irai bientôt, aux Etats-Unis, en Chine… Tout le monde a le souvenir d’un beau moment passé avec une guitare, c’est un instrument familier et rassembleur.
Sur ton disque, la prise de son est très chaleureuse, assez « live ».
Je suis heureux que tu l’aies relevé ! C’est un hommage à la guitare, j’ai essayé de prendre des pièces ici ou là, certaines très connues, d’autres moins, voire inconnues, des pièces contemporaines, d’autres très anciennes, certaines en Amérique du Sud, d’autres en Espagne ou en France… Pour moi, toutes ces pièces ont été importantes, elles reflètent ma vision de la guitare. Une fois la sélection faite, j’ai essayé de les assembler d’une certaine manière, en faisant tomber les frontières géographiques ou d’époque, pour que le disque soit une belle errance autour de la guitare, sans qu’on sache vraiment où l’on va. Pour ce qui est du son, il y a un gros travail qui précède l’enregistrement, mais l’enregistrement en soi est très court : je joue trois fois les pièces en intégralité et je choisis ensuite celle que je préfère. Sinon, je perds ma simplicité. L’ingénieur du son et les techniciens me connaissent bien, j’ai ma petite équipe qui m’est chère à Bordeaux, ma région d’origine. On essaye de fabriquer un moment cool, qui ne soit surtout pas laborieux.
Il y a un petit détail physique chez les guitaristes classiques qui fascine les gens, ce sont les ongles de la main droite (ou gauche pour les gauchers), que vous laissez pousser.
Oui, c'est amusant. Quand j'étais au collège, c'était compliqué, on se demandait qui était ce type avec ces longs ongles à la main droite. Les ongles, c'est une science, c'est un délire total, on pourrait en parler pendant des heures. Moi, comme beaucoup, j'utilise des ongles en gel, des faux, après on peut choisir l'épaisseur, puis il faut les limer, les polir en fonction de son attaque sur la guitare. L'incidence sur le son est énorme, ce qui est capital dans la guitare classique. La taille des ongles et l'art de l'ongle sont très importants.
Sur quelles guitares joues-tu ?
A Bordeaux, je suis attaché à un luthier génial qui partage ma philosophie, Jean-Luc Joie. Il possède un côté chercheur qui veut faire évoluer les choses, la musique, la lutherie. Il expérimente beaucoup de choses, d'ailleurs on discute beaucoup ensemble, j'essaye de faire avancer autant que je peux la technique. Pour les concerts, j'utilise l'une de ses guitares avec un système d'amplification qu'il a installé, des micros minuscules et cachés dans la guitare qui envoient un signal. La fidélité du son est troublante, ce qui me permet de jouer dans de grandes salles comme en Chine il y a quelques semaines, devant 2 000 personnes, ou encore dans le désert au Niger dehors sous les étoiles, ça n'est possible qu'avec ce système d'amplification. Pour l'enregistrement, j'utilise une autre de ses guitares, qui me permet d'obtenir un son plus intime, une forme de chaleur pour un moment convivial avec un timbre différent et moins explosif.
Thibault Cauvin sera en concert à la tour Eiffel le 28 janvier prochain.