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Avec Rémi Morvan.
Le groupe le plus incroyable du moment était à Paris. Avant leur concert épique au Cabaret Sauvage, Time Out a rencontré leur leader Stu Mackenzie, magicien fou et constructeur de légendes à ses heures perdues, dans une petite salle avoisinant les 45 degrés Celsius.
La sentence est tombée. King Gizzard vient de placer son dernier album, ‘Murder of The Universe’, sur la troisième marche des ventes de disques australiens. Devant eux, l’ineffable Ed Sheeran et l’insipide Lorde. Incroyable mais vrai, un disque conceptuel de hard rock constitué de 21 chansons complexes et alambiquées se glisse donc au milieu de la pop mainstream la plus basique, c’est dire le tour de force.
King Gizzard & The Lizard Wizard, un groupe en conflit permanent avec les documents administratifs, n’a pas un patronyme qui le prédestinait à un tel succès. Autant de lettres dans un nom, forcément ça dépasse et ça peut perturber certains auditeurs aux idées préconçues. Pourtant, c’est bien le seul tracas qu’aura connu le groupe, celui-ci étant aujourd’hui unanimement acclamé avec une tendance au compostage de billet pour la postérité.
Avant le début de l’année 2017, King Gizzard – on gardera la version longue pour le Scrabble – était déjà l’un des groupes les plus respectés de la nouvelle scène psychédélique et garage mondiale. Des albums par lots de deux ou trois par an, du fuzz qui dégouline, de l’intelligence à tous les étages et des concerts d’anthologie lui ont permis de se constituer une communauté de fanatiques. Mais 2017 est son année. Cinq disques sont annoncés ! Deux sont déjà dans les bacs : avec ‘Flying Microtonal Banana’ et ‘Murder of The Universe’, les Australiens ont renversé la table, remis le couvert, fait la vaisselle, ramassé les miettes et sont déjà aux fourneaux.
‘Flying Microtonal Banana’, c’est cet album construit à partir d’expérimentations autour d’une guitare microtonale. Permettant l’expression de demis, voire de quarts de ton, le son de ce type de guitare rappelle les effluves orientaux et notamment la florissante scène psychédélique turque des années 1970. Un saut dans le temps, l’expérimentation et l’espace. Au-delà de l’espace, c’est un autre monde que le groupe cherche à créer, en se délestant des codes contemporains.
La preuve encore avec le tout nouveau 'Murder of The Universe’ qui s’impose comme la pierre angulaire de l’univers King Gizzard, une sorte de mythologie entre ‘Seigneur des anneaux’, ‘Odyssée de l’espace’ et ‘Guerre des mondes’. Une petite bombe ultra-heavy et remplie de références aux albums précédents qui ravira les nostalgiques des concept albums d’heroic fantasy. Le groupe australien fait partie de ces artistes dont il est doux d’être un fan : toujours comblé, toujours surpris, toujours stimulé, le fan se vautre dans King Gizzard, il s’y complaît avec un bonheur renouvelé qui permet d’échapper à tout, même à la fin du monde.
Time Out : Ce nouveau disque semble couronner votre œuvre. A tel point que sur "Reddit", de nombreux fans développent des théories selon lesquelles tous vos albums racontent une même histoire et forment ce qu’ils appellent le Gizzverse. Est-ce que vous en avez entendu parler ?
J’ai vu quelque chose comme ça. C’est assez dingue ! Je n’aurais pas cru que les gens y réfléchiraient autant, même s’il y a définitivement de nombreuses connections entre nos disques.
Comment expliques-tu que les gens aillent si loin ? Mais est-ce qu’ils vont si loin que ça ?
Nos disques seront probablement encore plus reliés à l’avenir alors j’imagine que ce n’est pas si fou que ça…
Par exemple, un fan a découvert que le château d’eau sur la pochette de ‘Paper Mâché’ est un nonagone (ou ennéagone) parce qu’il a neuf côtés.
‘Paper Mâché Dream Balloon’ est sorti avant ‘Nonagon Infinity’ alors qu’il a été achevé après. En réalité, nous avons commencé à travailler sur ‘Nonagon Infinity’ juste après avoir fini ‘I’m In Your Mind Fuzz’. Ensuite, nous avons fait ‘Quarters’ pendant qu’on bossait toujours sur ‘Nonagon Infinity’, et nous étions encore dessus pendant la création de ‘Paper Mâché Dream Ballon’ ! Inutile de préciser que ce disque a pris beaucoup de temps à faire, alors que les autres se sont glissés entre ses interstices.
Certains fans appellent ça le ‘Gizzverse’.
On n'y est pour rien ! Ce n’est pas nous qui avons trouvé ce nom.
Nous avons pu écouter ‘Murder of the Universe’ avant sa sortie et nous l’avons beaucoup aimé, même s’il faut du temps pour appréhender toute sa singularité et sa complexité. Ce qui est étonnant, c’est qu’il sonne comme un concept album de space rock des années 1970, à l'image des albums de Hawkwind ou l’adaptation musicale de ‘The War of The Worlds’ de Jeff Wayne, avec cette voix qui parle par-dessus la musique. Est-ce une référence consciente pour toi ?
Mon père écoutait ce disque ! Quand j’étais plus jeune, il le mettait à la maison. Ce n’est définitivement pas une référence consciente mais je pense que c’est comme injecté dans mon cerveau depuis mon plus jeune âge. Pour moi, c’était juste normal de faire ce genre de musique. Le disque est relié à ‘Nonagon Inifity’ en fait, c’est une façon de le rendre encore plus visuel d’une certaine manière. Il fallait quelqu’un d’autre pour décrire ce qu’il se passait à ce moment-là, alors on a fabriqué un monde plus « coloré » autour de la musique.
Avez-vous prévu de faire d’autres clips ?
Jason Galea [qui fait toutes leurs pochettes, ndlr] vient de terminer une vidéo pour ‘The Lord of Lightning/Balrog’ et il travaille sur un clip autour du medley ‘Altered Beast’. Jason fait énormément de pochettes et de clips pour nous, il fait aussi les visuels que nous diffusons en concert. Parfois, j’ai l’impression de lui donner tellement de taf qu’il n’a pas le temps de bien fignoler ce qu’il a commencé, il est genre « mec, j’essaye de finir un truc là ! », alors je vais sans doute ralentir un peu pour lui permettre de travailler dans de meilleures conditions.
Sur la pochette de ‘Murder of the Universe’, nous apercevons les mêmes montagnes que sur d’autres disques, ‘Nonagon Infinity’ et ‘I’m In Your Mind Fuzz’. Quelles sont ces montagnes ?
Tout est censé se passer dans un monde identique, alors il fallait faire une référence à ces albums précédents, c’est juste le même monde.
Cet album est celui qui sonne le plus heavy de tous. Sur les premiers, votre musique était davantage garage, avec des chansons plus courtes, parfois aussi longues et psychédéliques. Comment expliques-tu ce changement ? Est-ce que tous les autres musiciens sont d’accord avec l’évolution de votre son ?
Je suis un peu le chef de la bande. J’essaye juste de faire en sorte que tout le monde soit content, que chacun s’y retrouve dans notre musique. Je pense que c’est plus agréable si on fait des trucs différents, parce que c’est toujours mieux de suivre son propre chemin, d’aller là où tes pieds t’amènent. Ce n’est pas une décision très consciente, du type : « Oh, nous devons absolument changer notre style. »
Dans ‘Nonagon Infinity’, vous prenez tous les meilleurs côtés du heavy metal et vous les arrangez à votre sauce. Voulez-vous continuer dans ce sens ou encore expérimenter autre chose ?
Depuis que nous avons fini d’enregistrer ‘Nonagon Infinity’, il s’est passé plein de trucs pour nous, surtout qu’il a fallu du temps pour composer et mixer le disque. Entretemps, nous avons évolué et nos nouvelles chansons sont bien plus tranquilles. On refera du heavy, c’est certain, mais les deux prochains albums seront plus chill, plus cool.
Nous avons lu que le prochain album serait un hommage à Miles Davis. Est-ce juste une rumeur ou la réalité ?
C’est à moitié vrai ! Le titre sera ‘Sketches of Brunswick East’, c’est forcément un jeu de mots avec le ‘Sketches of Spain’ de Miles Davis. Ce sera un peu jazzy, en fait ce sera le truc le plus jazzy qu’on ait jamais fait. Il y aura des accords et des idées jazz que nous avons explorés récemment. C’est une collaboration avec Alex Brettin, qui est la tête pensante de Mild High Club, un incroyable groupe de L.A. Il est resté chez moi pendant trois semaines après avoir joué au Gizzfest en Australie. Du coup, on allait au studio ensemble tous les jours. On a improvisé à partir de très peu d’idées, c’était volontaire, on voulait que ce soit simple et relâché.
Un peu comme sur ‘Quarters’ ?
Oui, un petit peu comme ça mais avec des résultats différents. Avant de commencer à enregistrer, nous nous sommes envoyé ce que nous avions fait chacun de notre côté : des mémos vocaux sur iPhone, des petites démos, des trucs simples comme des progressions d’accords, juste de quoi démarrer. C’était des esquisses (sketches, en anglais), alors on s’est dit qu’il fallait continuer à appeler nos chansons sketches. Brunswick East, c’est la banlieue où on a travaillé et enregistré le disque, d’où le titre. C’est aussi un peu parce que les morceaux parlent de l’endroit où on était. Pour moi, ce disque est comme un voyage du jour vers la nuit, c’est une grande peinture qui représente cette ville.
C’est drôle parce que nous parlons de votre « prochain » album alors que votre véritable prochain album ‘Murder of the Universe’ sort demain ! Comment expliques-tu cette hyperactivité ? Ca t’arrive de dormir ?
Je dors très mal… Je bois trop de café !
Quand vous tournez, vous avez le temps de composer ?
J’essaye ! J’ai toujours un petit clavier avec moi pour enregistrer des trucs pendant qu’on roule. Je ne l’avais jamais fait auparavant, au mieux j'écrivais un ou deux titres ici ou là. Cette fois, j’en ai plein ! Ce n’est pas toujours facile, tu ne peux pas vraiment finir tes compositions. Alors dès que je rentre, tout ce que j’ai assimilé au fil de la tournée ressort d’un coup ! En voyage, tu es super occupé, tu bouges tout le temps, tu rencontres plein de gens, tu joues des concerts (blablablabla, il imite ses mimiques en concert). Ton cerveau est rempli de choses, il est stimulé de plein de manières différentes et quand tu rentres chez toi, tu décompresses. Tu fais une pause et tout sort. Je m’assieds avec la guitare et je vois ce qui explose.
Votre manière de faire me rappelle beaucoup Frank Zappa. Comme vous, il a expérimenté dans de nombreux genres musicaux : funk, soul, jazz, musique classique… Il a toujours cherché de nouvelles choses, parfois à travers des parodies, parfois très sérieusement. Et comme vous, il créait des parallèles entre ses chansons, des références perpétuelles. Cette comparaison avec Zappa vous parle ?
J’aime beaucoup Frank Zappa ! Clairement, Zappa a été une influence ultra-spécifique pour moi. Je pense que notre bassiste Lucas Skinner est celui d’entre nous qui l’écoute le plus. Je ne connais finalement que certains de ses disques mais c’est une personne qui nous inspire beaucoup, et il jouait avec la même guitare que moi, c’est cool.
Et lui aussi buvait beaucoup de café !
Oui, et il ne prenait pas de drogues, c’est ça ? C’est très respectable.
Zappa s’est même essayé à l’opéra et il a recruté un paquet de musiciens durant sa carrière. As-tu le sentiment qu’il te faudrait davantage de musiciens pour jouer ta musique ?
En musique, je n’exclus rien ! Même si un opéra n’est pas le premier truc qui me viendrait à l’esprit, pour l’instant je n’y pense pas. Mais sept personnes, c’est déjà beaucoup, surtout pour faire du rock’n’roll. On peut même en faire à trois, alors… ça nous laisse déjà un paquet d’options et grâce à elles, nous pouvons faire la musique pour le restant de nos jours.
Est-ce que tu peux écrire tout ce que tu veux et le jouer avec ce groupe ?
Faire de la musique, c’est apprendre, expérimenter, se lancer des défis… avec les autres, on tente des trucs même si on ne sait pas comment les faire. Nous ne sommes pas des musiciens avec des formations classiques.
C’est-à-dire ?
Nous n’avons jamais appris la musique dans une école de jazz ou dans un conservatoire.
Comment as-tu appris à jouer de la guitare ?
J’ai appris quand j’étais ado. Mais tu sais, je ne sais pas lire la musique !
Vous ajoutez souvent de nouveaux instruments à votre corde (flûte, synthétiseurs, guitare microtonale…). Qui vous a appris tous ces instruments ?
C’est juste moi !
Tous les jours, un nouveau groupe australien cool émerge avec un super album. Comment expliques-tu la vitalité de votre scène nationale ?
Je pense que je peux parler de mon expérience à Melbourne. C’est le cœur et l’âme de la musique australienne, là-bas, il existe un nombre incalculable de salles de concerts et de bars qui font jouer des groupes tout le temps. Tu peux voir un groupe incroyable devant 30 ou 40 personnes un mardi soir ! C’est une ville très libre et progressiste, tu peux sortir et boire toute la nuit si tu veux.
Un groupe australien à nous conseiller ? J’ai découvert les Citradels, ils sont super !
Tu connais les Citradels ? Incroyable ! Ils sont de Geelong, comme nous. C’est la petite cousine de Melbourne, qui se trouve juste à côté. A Geelong, tu as seulement deux pubs, pas beaucoup d’endroits pour jouer, c’est l’arrière-boutique merdique de Melbourne. On connaît bien les Citradels, on a grandi en jouant avec eux depuis qu’on est ados. Il y a plein d’autres groupes cool qui viennent de là, comme les Frowning Clouds, d’ailleurs ils vont se reformer !
A propos de groupes australiens, que signifie pour toi le fait d’être un groupe d’origine australienne ?
Une chose que tu ressens quand tu commences à quitter le pays et à tourner partout dans le monde, c’est à quel point l’Australie est loin de tout ! Quand tu es en Australie et notamment à Melbourne, qui est une énorme ville, tu n’as pas l’impression d’être paumé, au contraire, c’est comme si tu étais au centre de tout. Plein de trucs se passent, c’est super dynamique, tu as des groupes internationaux qui viennent ici tout le temps. Mais dès que tu vas en Europe ou aux Etats-Unis, tu réalises que l’Australie est un peu isolée. Il y a un sentiment de séparation, nous sommes séparés du reste de la planète, un peu comme un monde parallèle, une petite bulle.
Les paroles de vos chansons sur ‘Flying Microtonal Banana’ et ‘Murder of The Universe’ parlent surtout de fin du monde, est-ce que c’est le résultat d’un syndrome 'Mad Max' qui toucherait tous les Australiens ?
Non, en fait l’Australie, c’est génial. Mais c’est vrai qu’on est 20 millions d’habitants pour une superficie équivalente à celle des Etats-Unis ! Tout le monde habite sur les côtes, et au milieu il n’y a putain de rien. Ca donne un sentiment apocalyptique, c’est sûr. Tu sais, plus je voyage, plus je trouve que le monde est foutu, alors qu’en Australie on vit dans notre petite bulle confortable en réalité.
Votre discographie est déjà pléthorique : n’êtes-vous pas frustrés de ne pas jouer toutes vos anciennes chansons ? Est-ce qu’un jour on pourra les réentendre en concert ?
Bien sur ! Mais je reconnais que je me focalise d’abord sur l’avenir, les nouvelles expériences. Peut-être que c’est égoïste, mais je pense que c’est une bonne façon de rester motivé.
Tu préfères regarder devant toi plutôt que derrière.
C’est ça. Espérons qu’on pourra le faire aussi longtemps qu’on le voudra. C’est plus facile pour progresser et faire des choses différentes. A côté, j’aimerais aussi faire des concerts plus chill, pourquoi pas avec un public assis, on jouerait des choses de ‘Paper Mâché’ et de ‘Oddments’ [disques plus acoustiques, ndlr]. On pourrait aussi faire des concerts avec des chansons qu’on n’a encore jamais jouées, des morceaux relaxants devant des gens assis, j’aimerais faire une tournée comme ça, un jour peut-être.