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Après l'eau, le café est la boisson la plus consommée en France. A Paris, l'image d'Epinal du petit café parisien a longtemps caché une misère qualitative qui a fini par sauter aux yeux de tout le monde. Depuis quelques années, une révolution s'opère lentement dans nos tasses et dans nos rues, où de plus en plus de coffee shops ouvrent sous l'impulsion de baristas passés par Londres, New-York ou Melbourne. Symbole de cette évolution (bien qu'il ne soit jamais passé par l'étranger), Christophe Servell vient d'obtenir le titre de meilleur torréfacteur de France lors d'un concours organisé par le Comité français du café. Une récompense honorifique pour le créateur de Terres de Café, qui bataille depuis six ans pour proposer des cafés de qualité au prix le plus accessible possible. Ca méritait bien un entretien à bâtons rompus autour d'un expresso éthiopien rustique et puissant dans son petit comptoir de la rue des Blancs-Manteaux.
Time Out Paris : Il y a quelques mois, j'ai publié un article sur ceux qui n'aiment pas le café et je leur ai demandé quels souvenirs, bons ou mauvais, leur évoquait ce breuvage. Vous qui l'aimez, que vous évoque le café d'un point de vue affectif ?
Christophe Servell : C’est très intéressant comme question parce que ça pose le café comme un produit un peu particulier. Effectivement, nous avons tous des souvenirs d’enfance qui nous ramènent à la famille et au petit-déjeuner. Il y a ça et puis surtout mon grand-père était torréfacteur et je l’adorais. Du coup, le soir ou le matin, il sentait le café. Comme lien affectif, c’est très fort. J’allais le voir dans son usine et je le voyais torréfier les grains. Ma mère, elle, a vendu du café dans les années 1970-1980, à une époque où l’industrie avait déjà tout nivelé par le bas : on ne parlait pas de café de spécialité ou de café en micro-lots, des produits qu’on travaille aujourd’hui. Donc le café en grains, je connais depuis longtemps. Tout part de là, pour faire un bon café, il faut partir d’une base grains. Mais avant de me lancer dans le café en 2009, je me suis passionné pour le vin : c’est un produit frais de terroir, et c’est sous cet aspect que j’ai abordé le café. L’idée était de créer une petite boutique où les gens viennent comme chez un caviste, pour récolter des conseils d'expert.
La torréfaction est une étape technique pas si évidente à expliquer. Comment pourriez-vous la résumer en quelques mots ?
Déjà, c’est cuire le café. On part d’un produit cru pour en avoir un cuit. Ensuite, comment le cuire ? Là, c’est plus technique : on ne cuit pas un cochon de lait comme une côte de bœuf, eh bien c’est pareil avec le café. En fonction des origines, de la densité du café (liée à l’altitude) et de son taux d’humidité, on va adopter des torréfactions différentes. C’est un peu de la cuisine, d’autant plus qu’on s’adapte aujourd’hui au mode d’utilisation du café, et ça c’est nouveau. On ne va pas cuire un café pour faire un expresso de la même manière que celui pour faire un filtre. Un filtre, il faut que ce soit plus clair, moins torréfié, afin de souligner le côté acidulé et bonbon du café. Un expresso, il faut insister sur son côté sucré, du coup il faut caraméliser davantage à la cuisson et faire ressortir le sucre en émulsion, qui donne plus de corps et d’épaisseur.
Vous avez comparé la torréfaction à la cuisine, ça fait penser à un autre produit de consommation courante qui retrouve sa vocation artisanale : la bière. Les brasseurs artisanaux ont souvent commencé dans leur cuisine, est-ce qu'on peut aussi faire son café chez soi ?
Oui, on peut le cuire chez soi, dans une poêle même ! En remuant les grains pour qu’ils ne brûlent pas. C’est pas l’idéal... Si on a les moyens, il vaut mieux acheter un petit torréfacteur à air à 300 €. On peut aussi cuire le café au tournebroche, comme on les utilisait autrefois dans les villages. En Ethiopie, ça se fait encore : on met les grains sur des plaques en pierre, avec le feu en dessous, et les femmes tournent le café sans arrêt. Après, c’est difficile d’être précis en procédant comme ça.
Tout à l'heure, vous avez parlé de « café de spécialité », qui est votre marque de fabrique. Qu'est-ce que c'est ?
Je peux te faire une typologie rapide des cafés : il y a les cafés industriels, très mauvais, on oublie. Ensuite, il y a les cafés conventionnels, qui montent en gamme, avec des niveaux différents de qualité mais produits en grande quantité. Enfin, il y a les cafés de spécialité ou micro-lots, qui sont entièrement tracés et produits en petite quantité. On connaît la variété botanique, la sous-variété, on connaît le fermier, la ferme, la parcelle, l’altitude, etc.
Le café s'est développé en Europe grâce aux colonies, ce qui lui a permis de s'imposer comme un produit quotidien peu cher : comment expliquer aux consommateurs qu'en réalité son importation et sa complexité impliquent des coûts élevés et que ce n'est pas un produit basique ?
Quand on connaît toute la chaîne du café, on sait que ce n’est pas du tout un produit basique ! Pourtant, même les cafés de qualité restent peu chers par rapport au travail produit. En revanche, tous les prix des différents cafés ne peuvent qu’augmenter à l’avenir. Une chose très importante : les cafés de spécialité sont déconnectés presque totalement de la Bourse du café. Nous sommes sur des cafés à prix fixe, on ne négocie pas avec les producteurs. Si vous regardez, nous n’avons écrit nulle part sur les étiquettes « fair trade » ou « commerce équitable », mais nous payons tous nos cafés entre 15 et 100 % plus cher que l’équitable. Nos cafés sont par définition responsables, on n’exerce aucune pression sur les producteurs et même si on le voulait, on ne pourrait pas le faire dans les conditions actuelles du marché. Aujourd’hui, une ferme comme celle de Finca El Manzano au Salvador choisit ses clients dans le monde ! Elle ne dépend pas de nous. Ca signifie qu'on entretient des relations équitables avec les fermiers par plaisir, mais aussi pour sécuriser nos approvisionnements. Le rapport entre chaque partenaire est enfin d’égal à égal dans notre marché, ce qui n'est pas forcément le cas dans celui de l’industrie.
Vous avez le sentiment que les gens sont prêts à changer leurs habitudes en matière de café ?
Oui, ça change ! Les gens vont de moins en moins au bistrot boire un café qui est infâme. Et ça ne coûte pas tellement plus cher d’aller en goûter ailleurs : notre café est à 1,60 €... Les brasseries perdent du chiffre d’affaires en café parce que c’est mauvais et tant qu’elles ne changeront pas de fournisseur, ça continuera.
A Paris, on voit émerger sans cesse de nouveaux coffee shops sur le modèle anglo-saxon, avec un café de qualité et une offre plus variée : latte, cappuccino, macchiato...
C’est vrai que l’école anglo-saxonne fait référence. L’école scandinave, aussi. Les idées reçues ont la vie dure, et beaucoup de nos clients pensent que le café américain est imbuvable. Les Américains sont bien en avance sur nous, sauf peut-être au fin fond des Etats-Unis. Tu vas à Stockholm, à Copenhague, tu as des super coffee shops partout. On est un peu à la traîne, mais le pire c’est l’Espagne ou l’Italie, alors que les Français s’imaginent l’Italie comme le paradis du café... Mais c’est vrai que l’école anglo-saxonne a beaucoup influencé les Français. Tous les baristas parisiens qui ont acquis de l’expérience en Australie reviennent aujourd’hui ouvrir des coffee shops. Ils ramènent avec eux la culture des méthodes douces, le filtre et l’aeropress, c’est très intéressant. Nous, on ne vient pas de là. Notre approche est plus française, elle part de la terre et du produit. On veut révéler les terroirs et les différences entre les cafés, alors que certains Anglo-Saxons ont tendance à privilégier l’acidité de l’expresso, ce qui nivelle un peu les goûts. Ici, on traite un Brésil comme un Brésil et un Ethiopie comme un Ethiopie, on essaye de développer toutes les qualités aromatiques d’un café, de trouver la bonne mesure pour chaque origine. Ca s’adapte davantage au goût des Français.
Est-ce que cette influence anglo-saxonne signifie que la France n'a jamais eu la culture du café ?
D'une certaine manière, si : vos grands-parents allaient acheter leur café à la brûlerie, jusque dans les années 1950-1960. Dans toutes les villes moyennes, il existait un brûleur, qui brûlait et moulait le café. Après, il y a eu le développement de la grande distribution et l’industrie a mis la main dessus. Le café est un marché énorme. En France, pays colonial, les importateurs étaient obligés de travailler avec les pays des anciennes colonies d’Afrique de l’Ouest, et le problème c’est qu’elles ne cultivent que des robustas, pas des arabicas. Le robusta est très caféiné, amer, métallique, ce n’est pas bon. Du coup, on a torréfié ça pendant longtemps en grande distribution. Mais depuis dix ans, on revient aux petits torréfacteurs et le business tient ! Ca veut dire qu’il y a une clientèle.
Vous êtes tenté par l'ouverture d'un coffee shop ?
On tient déjà un café rue Rambuteau, mais on ne joue pas trop la carte coffee shop, on préfère la tradition française du comptoir. Dans les coffee shops, le bar est très haut, pour que vous ne restiez pas trop longtemps, et les baristas sont occupés, ils ne discutent pas vraiment avec vous. Vous y allez pour travailler sur votre ordinateur portable grâce à la connexion wifi. Ici, ça discute café pendant des heures. Le samedi, il y a une queue de folie, parce qu’on prend un peu notre temps pour parler avec le client, mais du coup tout le monde écoute et au bout d’un moment chacun donne son avis, c’est une bonne ambiance. Nous avons voulu conserver cette tradition française, ça ne servirait à rien d’importer totalement le modèle anglo-saxon.
Pour continuer l'expérience, n'hésitez pas à piocher dans notre sélection des meilleurs cafés parisiens.