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Wael Sghaier a grandi à Aulnay-sous-Bois. Il a régulièrement constaté que son adresse postale suscitait des réactions : a-t-il bien vécu là-bas ? A-t-il fricoté avec la délinquance ? Pris de la drogue ? Bref. Beaucoup d'inquiétudes démesurées à l'égard de cette brebis égarée dans la jungle sordide et vénéneuse de la banlieue nord. Parisien depuis quelques années, cet étudiant en master de tourisme a décidé début 2014 d'entreprendre un grand voyage... en Seine-Saint-Denis. Une destination pas banale, à portée de RER, pour une expatriation de quatre mois !
L'objectif ? Changer le regard porté sur la Seine-Saint-Denis et ses habitants en initiant un projet où les fameux Séquano-Dyonisiens (car c'est par ce délicieux mot que l'on nomme les habitants de Seine-Saint-Denis) auront enfin l'occasion de s'exprimer sans être l'objet de stéréotypes. Améliorer la communication entre les différentes villes mais aussi montrer qu'en région parisienne on peut voir autre chose que le Sacré-Cœur et la tour Eiffel. L'expérience est à retrouver sur son blog : Mon incroyable 93.
La consigne ? Dormir chaque soir chez l'habitant dans une des quarante communes du dénommé 9-3. La communauté d'agglomérations Plaine Commune repère son projet et lui propose de continuer sur cette bonne voie en mettant en place des balades urbaines gratuites. Après consultation des archives sur l'histoire de chaque ville, Wael construit un itinéraire thématique du 93 à travers une visite pédestre d'environ deux heures. A quelques années seulement du futur Grand Paris, rendez-vous en terre inconnue à Saint-Ouen : le kilomètre zéro. Il est 17h, il pleut, on a prévu de se faire une grande balade à vélo qui nous mènera de Saint-Ouen à Montreuil, via la petite ceinture parisienne.
SAINT-OUEN : MAAD de Mains d’Œuvres !
A quelques pas des célèbres Puces de Saint-Ouen, Mains d'Œuvres constitue un peu l'âme audonienne. C'est ici que les artistes ont commencé à s'installer en contribuant à la gentrification de Seine-Saint-Denis. Investi par la création, l'espace accueille de nombreux artistes en résidence et ouvre régulièrement ses studios d'enregistrement au public, pour des concerts en sous-sol et des soirées dans l'étonnante salle Star Trek. Wael travaille depuis plusieurs mois pour MAAD (Musiques Actuelles Amplifiées en Développement, rien que ça !) dont les bureaux sont situés aux Mains d'Œuvres. C'est un réseau qui réunit vingt-deux lieux en Seine-Saint-Denis autour de la musique (apprentissage, scènes, studios...) et assure le lien entre musiciens, publics et structures d'accueil. Ils organisent un festival en octobre sur différentes scènes du 93 d'où le titre MAAD in 93.
AUBERVILLIERS : de la poussière au château fort
Cinq kilomètres après, on passe à côté du Grand Bouillon dont Wael me vante les charmes. On claque ensuite la bise à Lise de l'association des Frères Poussière. Ancien théâtre de patronage des années 1930, le lieu sert aujourd’hui de résidence d'artistes et propose des ateliers de création de lanternes, de sérigraphie et de cuisine. Il organise également l'événement 'Lumière sur la ville' le 10 octobre prochain, une marche lumineuse et en musique dans les rues albertivillariennes. Que de poésie sur la poussière ! Ce n'est pas pour rien qu'en face de cette asso, on en trouve une autre, Les Souffleurs, qui regroupe des poètes de rue qui s'amusent à chuchoter des textes lyriques derrière l'oreille des passants.
A quelques centaines de mètres se trouve la cité de la Maladrerie. Créée dans les années 1980, elle constitue un véritable trésor architectural, à tel point qu'elle est labellisée « Patrimoine du XXe siècle ». Elaborée par l'architecte Renée Gailhoustet, la Maladrerie regroupe neuf cents logements qui ont la particularité d'être tous uniques, lumineux et pourvus de terrasse. De l'extérieur, le bâtiment est fascinant par son irrégularité, mais aussi sa cohérence globale. Un labyrinthe tout en verdure dont la philosophie incite chacun à trouver sa voie. Le poète Hocine Ben propose d'ailleurs des parcours slamés au sein de ce dédale aux allures de château fort au pied duquel on trouvera des studios d'artistes, des bibliothèques. En bref, un lieu éclectique socialement et culturellement qui incarne l'idéologie humaniste de l'égalité et du partage. « Yes we can. »
BOBIGNY : parcours d'OVNI
L'hôpital musulman Avicenne est lui aussi classé patrimoine du XXe siècle : ce monument balbynien a été conçu par le même architecte que celui de la Grande Mosquée de Paris, Maurice Mantout. On y reconnaît de l’extérieur l'architecture orientale faite de mosaïques et d'alcôves. Si l'hôpital est destiné en priorité aux musulmans, il est ouvert à tous pour une visite de l'enceinte. Escale suivante : la Bourse du travail d'Oscar Niemeyer. Avec sa pointe courbée en pierre blanche, et sa forme de soucoupe volante creuse, cette œuvre semble tout droit sortie d'un roman de science-fiction. Construite par l'architecte brésilien, également auteur du Musée d'art contemporain de Niteroi à Rio, mais aussi de nombreux édifices à Brasilia et du siège du PCF à Paris, elle constitue l'un des bâtiments incontournables de la ville de Bobigny. N'hésitez pas à faire un tour à l'intérieur pour y découvrir l'immense salle de conférence.
ROMAINVILLE : label philo
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Après avoir bravé en sueur l'abominable côte de la rue Anatole France, on atteint enfin à bout de mollets cette charmante petite ville posée sur un nuage. D'entrée, on trouve place Carnot le célèbre et historique cinéma Le Trianon où Eddy Mitchell a enregistré durant quatorze années son émission "La Dernière Séance". Pour nous, ce n'était pas encore tout à fait « la dernière séquence » de notre exploration, on poursuit donc notre chemin vers l'église Saint-Germain l'Auxerrois à deux pas du cinéma, derrière laquelle on peut voir que Romainville surplombe toute la Seine-Saint-Denis avec une vue imprenable sur cette forêt de cités aux architectures innovantes. Pause clope et semi-palpitation de joie face à l'horizon. On apprend que la rayonnante Romainville est investie d'une discipline philosophique et s'engage à travers des ateliers et d'autres actions à répondre à des questions de société par la réflexion et la sagesse. La ville nous séduit jusqu'au bout des orteils, mais pas le temps de planter sa tente, on reprend nos bécanes.
LES LILAS : la blonde de la récompense
Après plus de deux heures de vadrouille à vélo, la nuit pointe le bout de son nez. Il fallait s'y attendre, la fin du périple approche et bien que motivés pour continuer notre voyage, la blonde a eu raison de nous au Triton, un lieu multiple qui sert à la fois de scène musicale, de bar et de resto. Membre du réseau MAAD, le Triton nous permet de boucler la boucle, comme la chevelure brune de Wael. On se pose sur la charmante terrasse, les yeux pleins d'une chouette balade improbable où l'on a pu se sensibiliser à la modernité des bâtiments habituellement snobés au profit des vieilles pierres.
Pour Wael, ce n'est pas fini, car de nombreux projets alléchants se bousculent au portillon de sa vie. Un documentaire est dans les tuyaux, où il devra revivre son expérience touristique chez l'habitant en compagnie d'une caméra. Un récit de voyage avec des propositions d'itinéraires recherche des éditeurs pour voir le jour. Des ateliers de création de guide de voyage du 93, toujours dans l'optique de mettre les habitants à contribution. Un web-doc sur les cités de France avec un angle architectural et urbanistique. En attendant la concrétisation de toutes ces idées, on salue le travail acharné du jeune gars pour changer le regard sur la banlieue : une opération commando d'ouverture d'esprit à l'image de son époque.
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