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Vous croiserez au cours de cette soirée : du mezcal, beaucoup de barmans à barbe et à tatouages, du gin fumé, un chien dans un bar, un couple en rencard, du saké, un Corse et une noix de coco.
Un boomerang en temps normal, c'est un truc qui s'en va et qui revient (oui, comme une chanson populaire). Eh bien dans un bar, c'est un peu la même chose. Plus concrètement, imaginez que vous venez de déguster un super cocktail et que vous avez envie de continuer votre soirée ailleurs. Vous demandez alors au barman une adresse aussi cool que la sienne, et non content de vous la livrer, il vous charge aussi de transporter une petite fiole remplie d’un shot à transmettre au barman du bar suivant. L’occasion pour vous d’être accueilli comme un roi, et pour lui de faire goûter l'une de ses recettes à un collègue. Le Boomerang, c’est donc tout simplement un shot que des barmans passionnés s’envoient entre eux via les clients, que ce soit à l'échelle d'un quartier ou à travers le monde.
Rien de mieux qu'une immersion pour comprendre. Nous avons donc décidé d’organiser un Boomerang géant, un marathon que nous avons couru fiole à la main, sorte de flamme olympico-éthylique qui ne s'est jamais éteinte. Une véritable initiation qui nous a également permis de devenir super calés en spiritueux et de définir une table des lois des bartenders.
ÉTAPE 1 : Le Beaucoup (le bartender est un érudit)
Boomerang : Negroni
Degrés de crédibilité journalistique : 100 %
19h : Hugo est en train d’allumer des petites bougies qu’il dispose entre les bouteilles quand nous débarquons, les joues roses et le foie léger. C’est l’heure de la mise en place, soit le calme avant le spectacle pour cet ancien musicien qui compare le travail derrière un bar au fait de monter sur scène. Il faut le voir bouger, shaker et s’arrêter d’un coup pour nous expliquer l’histoire du mezcal, l’œil brillant et passionné : « Putain, si vous avez le temps, il faut vraiment que vous matiez ce super documentaire sur Arte, on comprend tout. »
« Bon, mais vous avez envie de boire quoi ? » « Bah, un truc qui réveille pour commencer. » Ce sera donc un cocktail à base de mezcal, passion, citron vert, ginger beer et firewater. Effectivement bien punchy et parfumé grâce au mezcal, alcool mexicain fumé, cousin de la tequila, fabriqué dans les petits villages de campagne. Après un petit cours passionnant, deux shots et un peu de points de vie entamés, on demande à Hugo de nous raconter son histoire avec le Boomerang. « Je l’ai découvert à New York. Je m’étais créé tout un parcours de bars à visiter dans le East Village. On m’a donné un Boomerang à transmettre : c’est vraiment une carte d’entrée dans le monde du cocktail pour les clients qui voudraient s'immiscer dans ce microcosme. » Des Boomerangs, Hugo en envoie aussi à ses potes barmans, et ce soir-là, c’est au Sherry Butt qu’il a décidé de faire passer (dans une super belle fiole) un Negroni. Ingrédients : du gin (Harmer & Sons) du vermouth (Martelletti) et du bitter campari : « C’est un classique hyper bon. »
Une dernière recommandation avant de partir : « Vous lui dites bien de passer dix tours de cuillère dedans avant de servir. »
ETAPE 2 : Le Sherry Butt (le bartender est un converti)
Boomerang : Le Mystic River
Degrés de crédibilité journalistique : 98 %
Nous arrivons dans ce petit bar tamisé à 21h. Ici, nous sommes un peu dans LE bar de référence pour tous les fans de cocktails. Amaury Guyot, maintenant à la tête du restaurant Dersou, l’a monté il y a quatre ans. Guillaume, 27 ans, nous accueille avec son sourire de chat et ses fines moustaches. Au Sherry Butt, il est heureux comme un pape : « Pour moi, c’est le meilleur bar de Paris ». Histoire de tester son flair, nous lui demandons s'il reconnaît le cocktail que nous lui apportons. Il sniffe la fiole et sa réponse est sans appel : « Un Negroni ! » Trop facile. Arrivé de Corse il y a trois ans, Guillaume faisait des études dans le génie civil avant de manier le shaker. Comme beaucoup, cette passion l’a rattrapé lors de son premier job dans un bar et elle ne l’a plus lâché.
Pendant que mon collègue discute six-cordes avec un guitariste classique rencontré par hasard, Thibaut Cauvin, le félin corse m’explique avec passion son métier : « Ici, on est trois à créer les cocktails, nous disposons d'une cuisine pour réaliser tous les sirops maison avec des fruits de saison. » Et si un client commande un mojito ? « Je n’en fais pas. Ce n’est pas de la prétention, je respecte le mojito, mais c’est la même chose que réclamer un steak-frites dans un restaurant étoilé. Notre but est de faire découvrir autre chose aux clients, de les emmener plus loin. » Guillaume prépare son Boomerang scrupuleusement, un Mystic River : « Bitter orange-mandarine, sirop de champagne, armagnac, vermouth dry, manzanilla sheery. » Le tout dans une petite bouteille de Cacolac adorable à laquelle il noue une feuille de pandan. A peine commençons-nous à faire connaissance qu'il faut partir. C'est un déchirement, mais le Boomerang géant demande de la rigueur dans la déchéance.
ETAPE 3 : Le Moonshiner (le bartender est un génie fou)
Boomerangs : Vieux Carré + Martinez
Degrés de crédibilité journalistique : 77 %
Soyons francs, lorsqu’on arrive au Moonshiner, notre niveau alcoolique a grimpé d’un niveau. En témoigne l'une des pages de notre carnet de notes, où est griffonné en vrac : « Roumaine blonde, bars à cocktails, violent, Pedro, jazz, jeux de la prohibition, jazzy swing, couple léopard, homme porno +++, touristes anglais. » Il y a du vrai dans ce délire verbal : bar planqué derrière une pizzeria, le Moonshiner est un speakeasy ambiance prohibition américaine, jazz et bartender tiré à quatre épingles en chemise blanche, papillon et boléro noir. Ce soir-là, nous y croisons un couple de quarantenaires qui semble frais émoulu de l'adolescence en se galochant comme à 15 ans, des gens beaux et des Anglais qui commandent un coca (hérésie). On demande Pedro (« Hou hou Pedro ! Pedro ! ») que l’on repère vite avec sa grande barbe, son crâne rasé et sa carrure de sportif.
Pedro, 28 ans, a bossé dans la pub à Madrid avant de débarquer en France et de réaliser qu’il était plus heureux derrière un comptoir que dans une agence : « Ma créativité, je l’ai surtout développée dans les cocktails. » Ce qu’il expérimente en ce moment ? La technique du fat wash, soit infuser un corps gras dans un cocktail, puis mettre l'ensemble au freezer afin de reconstituer le gras et donner un goût au cocktail. Son whisky au beurre est effectivement assez impressionnant. D’ailleurs, Pedro ne nous fabrique pas un mais deux Boomerangs : un Vieux Carré pour le Prescription Cocktail Club puis un Martinez à base de gin pour le Tiger : « Vous allez y rencontrer Alejandra, cette fille est géniale. » Le temps de récupérer notre collègue, en train de tenir en laisse le chien frisé d'une cliente à la recherche d'un peu de monnaie dans son sac, et c'est parti pour un autre monde : la rive gauche.
ÉTAPE 4 : Le Prescription Social Club (le bartender a un pouvoir de séduction massif)
Boomerang : « A base de sirop de bière, Averna, bourbon Bulleit et rhum Santa Teresa. »
Degrés de crédibilité journalistique : 35 %
Dans l'Uber qui nous mène à notre destination, le chauffeur nous met en garde contre l'abus de cornes de gazelle sucrées, un régime qui a provoqué chez lui des rages de dents infernales. Leçon apprise, nous débarquons à l'intérieur d'un bar bondé où tout le monde a l’air d’être jeune ET riche, combinaison qui nous paraît habituellement plutôt contradictoire. Dans ce grand bar à deux étages on discute, on chope, on boit, on se rencarde. Comme ce couple BCBG qui boit un grand cocktail dans une noix de coco : c’est leur troisième rendez-vous et toujours aucun baiser. Oui, nous arrivons à ce degré d'alcoolémie où l'on pose des questions intimes à des gens qu’on ne connaît absolument pas, tout en leur caressant les cheveux.
Ici, on cherche Humphrey, « Humphrey hou hou hou ! » Le voilà, la barbe soigneusement taillée et le doigt coupé (« Les risques du métier »). On partage le shot de Pedro, délicieux, puis nous choisissons un cocktail à la carte. Vous dire lequel dépasse nos compétences à ce stade de la soirée. On se rappelle juste qu’il y avait de l’alcool fumé et que c’était bon. Notre collègue essaye de s'intégrer en causant placement immobilier avec une sorte d’enfant-banquier : « Non mais c’est clair, tu devrais investir dans un studio à Pantin... blablabla. Quand l'immobilier va, tout va », alors que nous avons réussi à convaincre cette fille qu’elle n’était pas du tout amoureuse du mec en train de lui payer des cocktails. Bref, il est déjà temps de se dire adieu.
ÉTAPE 5 : Le Tiger (le bartender est une femme)
Degrés de crédibilité journalistique : 1 %
« Ca doit être génial d’habiter dans le 6e ! » s'émerveille-t-on à voix haute. « Les gens ont l’air sympa, ils sont beaux, regarde... » Aucun doute, nous sommes ivres. Il est 1h40, nous arrivons enfin dans le nouveau bar à gin de la rue Princesse, avec une vision peut-être un peu déformée, ambiance Raoul Duke dans 'Las Vegas Parano'. Avec son carrelage en mosaïques bleues façon piscine vintage et ses bouteilles disposées dans de petits cercueils en bois, le bar présente bien, très bien. Surtout, derrière le zinc officie une certaine Alejandra : une femme enfin ! Jolie brune avec des bagues aux doigts et un sourire amusé (sûrement par notre état d’ébriété).
Elle récupère nos Boomerangs, les goûtent avec attention, « Hum, c’est très bon ce qu’a fait Pedro, très délicat », puis elle nous prépare deux gins tonic, « légers » précise-t-elle. Il faut dire que le Tiger, c’est le paradis du gin. « Il y a quarante références », précise Stanislas le patron du lieu, qui servent autant aux cocktails qu'aux dégustations simples. 2h35 : il est temps pour nous de faire un aller simple dans nos lits mais le Boomerang, lui, continue de voyager. Le lendemain, un client viendra chercher un shot pour l’emmener dans sa valise, direction Los Angeles au Soho House, un club privé dont Stanislas connaît le barman.