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Cocorico, l'auteur du mythique 'Black Hole' a choisi Paris pour publier en exclusivité ses deux nouveaux albums : 'Vortex' et 'Love Nest'. Publiés chez Cornelius, ces deux art books seront en librairie le 4 novembre, mais ils sont d'ores et déjà en vente à la galerie Martel dans le 10e, dans le cadre d'une belle expo intimiste où l'on peut admirer les dessins originaux. Charles Burns sera d'ailleurs présent samedi 22 octobre pour une séance de dédicaces. Profitant de son passage à Paris, nous l'avons rencontré à la galerie Martel le temps d'une interview, un exercice qui continue d'étonner cet Américain réservé et pudique.
Time Out Paris : Pourquoi avez-vous choisi la France pour sortir vos livres en exclusivité ?
Charles Burns : L’une des raisons principales, c’est que les livres publiés par Cornelius sont magnifiques, et j'aime toujours autant les livres en tant qu’objet, ils sont mon premier amour. L’autre raison tient au fait qu’il n’y a presque rien à traduire dans ces nouveaux ouvrages. Hormis trois ou quatre pages, ils sont essentiellement visuels, donc c’était facile de les sortir en France d’abord. Je le répète, Cornelius fait un travail exceptionnel avec mes bandes dessinées.
Vous publiez notamment 'Vortex', qui reprend les personnages de la trilogie 'Toxic', inspirée en partie par Hergé. D'après vous, quelles sont les différences entre la BD européenne et américaine ?
C’est drôle, parce que pour moi ce n’est pas une influence consciente. J’ai grandi avec toutes sortes de BD, donc ces références trouvent leur chemin naturellement dans mon dessin. Ce sont deux mondes distincts, mais j’ai très tôt voyagé en France, en Belgique, en Espagne, et j’ai toujours été attiré par ce style qui est pour vous totalement normal. Pour moi, la BD franco-belge reste exotique. J’ai lu Hergé dès l’enfance en réalité, ce qui était plutôt rare aux Etats-Unis chez les gens de ma génération. Quelques Tintin ont été publiés par Golden Press au début des années 1960, et à l’époque ça n’a pas du tout marché. Pourtant, il m’a fallu pas mal de temps avant d’assumer cette référence à Hergé, qui est récente.
Comment l'expliquez-vous ?
Je ne sais pas ! Je dirais que j’ai surtout été attiré par ce trait noir et sombre avec lequel j’ai grandi en lisant les comics américains. Du coup, c’est ce style que j’ai imité quand j’étais jeune. Je pense que j’ai également copié la ligne claire d’Hergé à cette époque, mais c’est une voie que je n’ai pas vraiment poursuivie ensuite, je suis vite revenu au noir. Cela dit, dès l’enfance, le storytelling d’Hergé m’a impressionné, c’est à lui que je dois cette leçon précoce. Plus tard, j’ai compris que 'Tintin' était publié en feuilleton, donc le cliffhanger qui occupait chaque fin de page était créé pour donner envie au lecteur. Je me suis dit : « Aaah, voilà ce que doit faire un dessinateur de BD. »
Vous avez développé un style très personnel, qu'on distingue très vite. On imagine qu’il faut beaucoup de travail pour y parvenir.
C’est beaucoup de travail, en effet. Au début, on commence généralement à imiter ce qu’on aime et il faut du temps pour ne serait-ce que découvrir comment c’est fabriqué, et vous dire : « Tiens, ce trait est fait avec une brosse, ou avec un pinceau. » Et ensuite, vous prenez une brosse pour le reproduire, mais le résultat est atroce. Il faut de la persévérance pour ne pas se décourager. Si vous regardez mes premiers dessins, vous reconnaîtrez sans doute mon style, mais en plus cru, en moins abouti.
Vous êtes souvent comparé à David Lynch, qui comme vous aime parodier la culture des années 1950. Est-ce que le cinéma a eu une influence sur votre travail ?
Bien entendu, même si c’est à la marge. Je dirais que c’est dans l’art de la narration que le cinéma m’a influencé. J’absorbe ce que je vois, pour autant je ne maîtrise pas du tout comment je le recrache ensuite, c’est un processus inconscient. On me compare à David Lynch parce que c’est facile, les gens connaissent ce nom et ça peut les aider à se faire une idée sur moi, alors que nous avons chacun notre style.
Auriez-vous imaginé être exposé un jour dans une galerie d’art quand vous avez commencé la BD ?
Pas directement, car le but de mon travail de dessinateur c’était d’abord d’être publié, que ce soit en livre ou dans un magazine. Mais j’ai aussi étudié aux Beaux-Arts, à une époque où l’art se résumait pour moi à me promener dans un musée ou une galerie. Dans cette école, on faisait de la peinture, du dessin, de la gravure, de la photographie, mais certainement pas de la BD. Même la photo était un peu mal vue. Tout cela a bien changé, j’ai discuté il y a peu de temps avec des professeurs qui m’ont dit : « Nous étudions vos livres en cours. » Merde alors ! C’est très étrange pour moi. L’idée d’être exposé en galerie, ça m’intéressait bien sûr, mais parce que je faisais de l’art. Ici, c’est autre chose, j’aime voir mes dessins sur un mur, surtout accrochés aussi joliment, ça produit un effet différent que dans un livre ou un magazine, c'est une autre lecture.
« Je pense que la culture underground est créée dans un autre monde, un monde meilleur, pas ce monde de merde. »
Les expositions sur la bande dessinée se multiplient actuellement, est-ce que cet intérêt des musées et des galeries lui confère une légitimité dans le monde de l'art ?
Je m’en fiche un peu parce que j’ai personnellement toujours trouvé que c’était un art légitime, même quand j’étais plus jeune. Il y a énormément d’artistes curieux qui s’inspirent de l’art populaire, et je ne parle pas forcément du pop art. A Chicago, il y avait un groupe appelé les Hairy Who, qui faisait de la peinture et de la sculpture. Ils n’étaient pas directement liés au monde des comics, mais ça se voit qu’ils étaient sous cette influence. Donc oui, la BD est légitime depuis toujours, aucun doute là-dessus.
Dans la même logique, Bob Dylan vient de gagner le prix Nobel de littérature, ce qui en quelque sorte institutionnalise la chanson comme une forme d’art majeur. Que pensez-vous de ce prix ?
Son œuvre est là, je veux dire, personne ne va écouter davantage Bob Dylan parce qu’il a été certifié « artiste » par le Nobel. C’est surtout une récompense pour l’ensemble de son travail, à mon avis. Bob Dylan n’a pas composé ses chansons pour obtenir des prix, en tout cas ce n’est certainement pas ça qui l’a poussé à écrire de la musique au départ. C’est mon cas aussi, je ne cherche pas la reconnaissance, alors ça me fait toujours très bizarre qu’on vienne me dire « votre livre a changé ma vie », ou bien qu’on me photographe et qu’on m’interviewe. Je suis heureux de cette forme de succès, mais je n’y pense pas trop, c’est extérieur à ma vie.
Vous avez réalisé une série de couvertures de magazines qui n’existent pas, ce qui rappelle un peu le travail de Yves Chaland en France : il créait de fausses revues illustrées à la manière des années 1950, dans lesquelles il se moquait des clichés de l'époque. Comment expliquez-vous cette similitude de démarche en dépit des univers très différents ?
C’est vrai qu’il existe un vrai parallèle entre le travail d’Yves Chaland et le mien. On ne se moque pas méchamment de cette culture classique, parce que nous l’aimons trop, mais oui on la parodie et on l’étudie en quelque sorte. Nous avons tous les deux grandi avec ces revues de bande dessinée et nous y sommes authentiquement attachés.
Pour un Européen, les Etats-Unis présentent un double visage extrême : pour faire vite, celui de Donald Trump d'un côté, et celui de la contre-culture de l'autre. Faut-il que le premier existe pour engendrer la seconde ?
Je ne sais pas, ça voudrait dire que la contre-culture ne fait que réagir et s’opposer à la culture dominante. Je pense que la culture underground est créée dans un autre monde, un monde meilleur, pas ce monde de merde. Je n’ai jamais été très politique dans mes dessins, je parle de la culture qui m’entoure, mais de façon intemporelle. Je ne fais pas dans l’actualité, ça ne m’a jamais intéressé.
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