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Sympathique mais passablement mollasson, 'Alliés', le dernier film de Robert Zemeckis (lire la critique), nous aura surtout donné une furieuse envie de revoir ‘Casablanca’, le passionnant chef-d’œuvre de Michael Curtiz auquel ‘Alliés’ fait largement référence. Voici donc cinq bonnes raisons de vous ruer dessus - surtout si vous ne l’avez pas encore vu.
1/ Parce que ‘Casablanca’ prenait son époque à bras-le-corps
Sorti en 1942, ‘Casablanca’ traite de la Résistance et de la collaboration, de la guerre mondiale (ou en train de le devenir), en ayant pour cadre la mainmise du gouvernement de Vichy sur la ville marocaine de Casablanca.
Rick Blaine (Humphrey Bogart), un Américain cynique et désabusé aimant manifestement taquiner la bouteille, y tient un bar de nuit où se croise toute la faune de l’époque. C’est là que le retrouve la femme qu’il aimait jadis, Ilsa Lund (Ingrid Bergman), qui lui demande de l’aide afin de permettre à son mari, héros de la Résistance, de fuir le territoire.
D’abord réfractaire, engoncé dans son amertume solitaire, Rick va peu à peu prendre conscience d’enjeux qui le dépassent, déchiré entre son amour pour Ilsa et le combat du mari de celle-ci, dont il va comprendre l’importance et épouser la cause.
Film de propagande (pour l’intervention américaine en Europe) ou film engagé ? La limite est parfois ténue. Toujours est-il que ‘Casablanca’ ose parler sans concession de sa propre époque et de ses troubles – comme l’aura fait, dès le début de la guerre, l’incroyable ‘Dictateur’ de Charlie Chaplin en 1940. Deux films à côté desquels les ‘Alliés’ de Zemeckis semblent paradoxalement vieillots et anachroniques.
2/ Parce que l’alchimie entre Bogart et Bergman y reste absolument incroyable
On peut évidemment apprécier Brad Pitt et Marion Cotillard ; au mieux, leur rencontre aurait même pu donner ‘L’Armée des douze singes’ chez les Dardenne, ce qui n’aurait pas manqué de nous intriguer… Seulement, leur face-à-face dans ‘Alliés’ manque d’alchimie, de tension, d’érotisme latent.
Et plus encore lorsqu’on a en tête le sublime duo Bogart-Bergman. Le dur à cuire et l’amoureuse indécise. Le solitaire reclus et la résistante engagée. Avec, planant au-dessus de leurs têtes, cette vieille histoire d’amour, cette connivence des anciens amants qui confèrent à tous leurs échanges une saveur mélancolique à vous briser le cœur. Bogart est ici d’une profondeur intériorisée magistrale, avec un rôle qui lui collera clairement à la peau ; tandis qu’Ingrid Bergman se révèle déchirante, elle-même déchirée entre ses deux amours.
D’ailleurs, pour l’anecdote, les scénaristes et le réalisateur eux-mêmes n’ont pas réussi à dire à Bergman duquel des deux hommes son personnage était véritablement amoureux, l’invitant à jouer « entre les deux ». D’une tension et d'une incertitude bouleversantes de bout en bout, Ingrid Bergman apparaît ainsi opaque, mystérieuse, dans l’un de ses plus beaux rôles.
3/ Parce que ‘Casablanca’ a l’incertitude et la grâce d’un chef-d’œuvre en équilibre
Contrairement à la grosse artillerie d’‘Alliés’, ‘Casablanca’ a beau être un film typiquement hollywoodien, il n’en a pas moins été accouché dans la douleur et l'improvisation. Selon de nombreux témoignages d’époque, Humphrey Bogart et Michael Curtiz s’engueulaient régulièrement, le scénario et les dialogues se voyaient modifiés de jour en jour, et personne ne savait très bien comment le film était censé se terminer. En somme, chaotique et bordélique, le tournage ne présageait rien de bon ; d’autant qu’à l’époque, les deux acteurs principaux n’étaient pas encore les monstres sacrés qu’ils sont devenus par la suite.
Un exemple parmi d’autres : la séquence ci-dessous, restée culte, où le personnage interprété par Ingrid Bergman demande à son vieil ami pianiste, Sam, qui l’a connue à l’époque de sa romance avec Bogart, de rejouer le vieil air favori des anciens amants. Une séquence extrêmement émouvante… qui était pourtant censée disparaître du montage final, n’étant a priori qu’un brouillon (d’ailleurs, le pianiste qui chante ici est en fait batteur de jazz) !
La séquence ne doit sa présence au sein du film qu’au fait qu’Ingrid Bergman s’était coupé les cheveux, pensant le tournage achevé avant qu’il ne le soit réellement. Ou comment une gracieuse esquisse, un brouillon incertain révèle un chef-d’œuvre inattendu : voilà qui résume assez bien l’ensemble de ‘Casablanca’.
4/ Parce que les clichés et stéréotypes s’y trouvent transcendés comme par miracle
Si Brad Pitt et Marion Cotillard forment dans ‘Alliés’ un couple qui ressemble, au fond, davantage à des marathoniens de tapis rouge qu’à des espions véritablement capables de faire vaciller le régime vichyste de Casablanca, il ne faut pas non plus se mentir : le film de Michael Curtiz était lui-même truffé de clichés.
Dans son essai 'Casablanca, ou la renaissance des Dieux' (paru chez Grasset dans ‘La Guerre du faux’ en 1985), Umberto Eco écrit ainsi que le film « fonctionne en dépit des théories esthétiques et des théories cinématographiques […]. Nous pouvons accepter que les personnages changent d'humeur, de moralité, de psychologie d'un moment à l'autre, que les conspirateurs toussent pour interrompre le discours quand un espion s'approche, que les joyeuses entraîneuses pleurent en écoutant 'La Marseillaise'. Quand tous les archétypes déferlent sans aucune décence, on atteint des profondeurs homériques. Deux clichés font rire. Cent clichés émeuvent. »
Voilà qui n’est pas faux. Mais il faut sans doute ajouter que les stéréotypes agissent, dans ‘Casablanca’, comme ceux d’une tragédie antique où l’originalité des codes importe moins que la façon de les amener, de les introduire dans le récit. C’est tout l’art de la réalisation de Curtiz qu’il faut ainsi louer, pour avoir su redonner aux archétypes leur innocence fondamentale. Comme si 'La Marseillaise' était chantée pour la toute première fois.
5/ Parce que le film de Michael Curtiz est tout simplement l’une des histoires d’amour les plus déchirantes de l’histoire du cinéma
Le devoir et la passion, les souvenirs et le présent, le désir et le sacrifice... L'histoire d'amour de 'Casablanca' est poignante, d'autant plus sublime qu'elle traverse en filigrane l'ensemble de l'intrigue de ce film d'espionnage (dont, rassurez-vous, on évitera ici de vous dévoiler la fin).
Considéré par beaucoup - dont nous - comme le plus beau film romantique de tous les temps, le long métrage de Michael Curtiz tresse ensemble le suspense du cinéma d'espionnage et celui d'une relation amoureuse. Et si les dernières séquences de 'Casablanca' ne vous laissent pas la gorge nouée, c'est probablement qu'il vous faut consulter d'urgence un cardiologue... ou que vous êtes désormais prêt à rentrer dans les services secrets.