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Peut-on faire la guerre en restant fidèle à ses convictions morales, philosophiques ou religieuses ? C'est tout le paradoxe de Desmond Doss, objecteur de conscience qui se porte volontaire lors de la Seconde Guerre mondiale et personnage principal du nouveau film de Mel Gibson. Inspiré par des faits réels, 'Tu ne tueras point' raconte donc l'histoire d'un chrétien adventiste du 7e jour qui refuse de porter une arme, mais souhaite à tout prix être infirmier sur le champ de bataille. Pas de gun pour Desmond, pourrait-on résumer en référence au titre d'un film pacifiste culte, 'Johnny Got His Gun' réalisé par Dalton Trumbo en 1971.
Il faut dire que l'aventure incroyable de Desmond Doss avait tout pour plaire à Mel Gibson, lui-même catholique fervent, pourtant tiraillé par de nombreux démons et agité par d'épiques accès de folie. C'est toujours avec un soin infini que le comédien choisit d'ailleurs ses sujets de films, tous centrés autour d'un personnage luttant jusqu'au bout pour ses convictions, que ce soit la liberté ou la foi, dans un cadre véridique, sinon vraisemblable. A cet égard, chacun de ses films peut quasiment se concevoir comme un biopic, de 'Braveheart' à 'La Passion du Christ', en passant par 'Apocalypto'. Pour Mel Gibson, le monde tel que nous le connaissons est suffisamment terrifiant pour servir d'enfer, et les hommes qui l'habitent n'ont qu'un seul super pouvoir pour le rendre meilleur : leur force morale. Le réalisateur n'a-t-il pas avoué récemment son dégoût pour les blockbusters Marvel, arguant que « les véritables superhéros ne portent pas de combinaisons en latex » ?
L'enfer rôde au paradis
Ici, le super héros est un jeune garçon d'apparence fragile, dont les convictions religieuses remontent à des traumatismes d'enfance, comme souvent dans cet exercice si freudien qu'est la biographie. Manquant de tuer son frère lors d'une dispute, Desmond (joué par Andrew Garfield) fixe alors longuement une petite affiche des dix commandements punaisée dans la maison familiale - affiche authentique, d'après le documentaire consacré en 2003 à Desmond Doss. A côté d'un dessin de Caïn tuant son frère Abel, le commandement « Tu ne tueras point » s'ancre dans l'esprit de Desmond et ne le quitte plus. Le choix de ce titre pour la version française insiste sur la dimension morale du film, là où le titre original se contente d'une simple localisation géographique, 'Hicksaw Ridge', manière sans doute d'insister sur l'aspect historique et patriotique de l'histoire, moins évident sous nos latitudes.
Une fois les présentations faites avec la famille Doss, une mère pieuse, un père alcoolique, et un frère à demi-tué mais qui survivra, le film se divise en deux parties. La première s'attarde sur le jeune homme Desmond Doss, sa rencontre avec sa future femme Dorothy (la charmante Teresa Palmer) et la difficulté pour lui de s'enrôler dans l'armée comme aide infirmier. Les plans magnifiques de Desmond et sa fiancée gambadant dans les montagnes de Virginie évoquent un petit paradis sur terre, vite terni par les figures de la guerre qui s'immiscent ici ou là dans le champ, un visage brûlé qu'on croise à l'hôpital, un frère parti à l'armée, visions partielles d'un enfer qui rôde même au jardin d'Eden. Dans ces conditions, impossible de se voiler la face et de ne pas s'enrôler à son tour.
La vision eschatologique de Mel Gibson
Mais lors de son entraînement militaire, Desmond refuse catégoriquement de toucher un fusil, car sa croyance le lui interdit. Un moment qui rappelle beaucoup la fameuse scène de 'Witness', où le grand-père Amish explique à son petit-fils le danger des armes, en disant : « Ce que tu prends dans tes mains, tu l'amènes aussi dans ton cœur ». Sauf que Desmond accepte d'entrer en contact avec la guerre, il veut l'embrasser pour mieux « guérir » le monde. Isolé, tabassé, menacé, traité de lâche, le jeune infirmier doit alors faire face à un choix cornélien : abandonner l'idée de servir son pays et respecter sa croyance, ou trahir sa foi et se battre avec une arme. Alors qu'il semble évident que la plupart des gens feraient un compromis, tout l'intérêt de 'Tu ne tueras point' réside dans ce refus du choix. La force de conviction de Desmond lui permet de trouver un interstice entre deux défaites morales, il invente au forceps une troisième voie, forçant ainsi l'admiration des autres hommes de la caserne.
Commence à cet instant la seconde partie du film, celle de la guerre à proprement dite, tournée comme si c'était la fin du monde. Il est alors frappant de voir à quel point les moyens techniques actuels permettent de transcender la guerre à l'écran, bien loin des sages images d'archive qu'on peut consulter en ligne. Au cinéma, les balles fusent, les hommes courent plus vite, les chars font plus de bruit, les explosions ne laissent aucun répit, tout est condensé, intense et décuplé, à tel point qu'on imagine difficilement Desmond Doss sauver 75 hommes dans ces conditions épouvantables. Sans relâche pourtant, le soldat Doss cherchera les survivants sur le champ de bataille, implorant Dieu de l'aider à en trouver un de plus.
Si le conservatisme religieux de Mel Gibson lui vaut les pires anathèmes et l'ostracisme d'une partie de la communauté hollywoodienne, il rend d'un autre côté son travail cinématographique totalement original à l'heure actuelle. Sa façon d'entrer en empathie avec Desmond Doss et chaque protagoniste du film, son enthousiasme à épouser les clichés avec un naturel désarmant dans la première partie, son regard paternel et bienveillant sur les hommes en tant que condamnés à mort en sursis, autant de qualités qui découlent directement de sa vision eschatologique du monde, symbolisée par le dernier plan de 'Apocalypto', où le héros maya échappe à ses ennemis pour finalement apercevoir de loin les bateaux des colons espagnols, projection de l'apocalypse qui attend les indiens. Mais comme Desmond Doss, Mel Gibson veut sauver un par un ses personnages, les ramener sur terre, là où le paradis reste malgré tout possible. C'est aussi le sens du dernier plan de 'Tu ne tueras point', où la descente sur terre du héros est filmée comme une ascension divine.