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Eric Hazan a trois amours, les livres, la révolution et Paris. Si la capitale occupe le centre de son nouvel ouvrage, les deux autres parsèment aussi les réflexions déambulatoires de l'auteur, qui raconte la ville en la traversant du sud au nord, d'Ivry à Saint-Denis. On le sait au moins depuis Rousseau, la promenade est propice à la philosophie, à la rêverie, à la pensée. En mouvement, le corps fait aussi se mouvoir l'esprit, et Eric Hazan n'échappe pas à la règle. Amoureux de Paris, il voit des choses que le commun des mortels ignore ou dédaigne, et les rues de la ville abreuvent son cœur comme des artères coronaires. Là où vous ne voyez que des immeubles gris, des formes géométriques, des boutiques, des rues et des monuments que le quotidien rend banals, Eric Hazan voit de l'histoire, de la culture, de l'architecture, l'existence silencieuse des hommes qui vivaient là autrefois.
Fils de Fernand Hazan, créateur des éditions du même nom, Eric Hazan est né à Paris et y a vécu toute ses vies. La première l'a vu devenir chirurgien, la deuxième éditeur pour Hazan, la troisième fondateur de la maison d'édition La Fabrique, la dernière écrivain. Déjà auteur du génial 'L'Invention de Paris', cet homme très engagé à gauche reprend à sa sauce le titre du film d'Autant-Lara et invite le lecteur à parcourir la ville au gré d'une flânerie subjective, durant laquelle il n'hésite pas à distribuer ses avis tranchés. Exemple avec la rive gauche et le quartier latin, que l'auteur a vu se transformer en quasi désert culturel depuis les années 1980. « C'est une objective décadence, écrit Eric Hazan, qui a frappé le cœur même de cette rive. » Et de pointer le changement de profil sociologique des habitants du quartier, l'absence d'ouvriers et d'immigrés, le manque de mixité sociale.
A tout cela s'ajoute le déménagement de certaines écoles et universités qui ont emmené avec elles une partie des étudiants. Désormais réservé aux touristes et aux Parisiens aisés, le quartier latin a perdu ses éditeurs, ses libraires, même ses cinémas indépendants, qui tentent de résister tant bien que mal. Si le constat est implacable, une part de nostalgie importante pousse l'auteur à regretter un temps révolu. C'est même une petite histoire de l'édition et de la vie intellectuelle parisienne qui se profile parfois, avec son lot de name-dropping. Il faut dire que Eric Hazan connaît du beau monde et qu'il ne se prive pas d'en parler. Sans vouloir manquer de respect à l'auteur, il faut avouer que ces fragments de biographie épars frisent souvent avec l'autosatisfaction, comme lorsqu'il raconte que, chirurgien et grand seigneur, il invitait ses externes à déjeuner au restaurant.
Là n'est pas l'essentiel. Eric Hazan pique au vif la curiosité du féru d'histoire et de Paris, qui se doit d'arpenter les rues avec le livre en main pour étudier le présent avec le passé en perspective inversée. C'est surtout le XIXe siècle, celui des révolutions parisiennes (1830, 1832, 1848, 1871), qui inspire l'éditeur de la Fabrique, lequel ne cache d'ailleurs pas qu'il en attend une prochaine. « Après la victoire de la révolution à venir, écrit-il, il faudra nettoyer les séquelles de l'attentat urbanistique commis par Haussmann dans ce lieu [l'île de la Cité]. » Rien n'échappe à la vigilance politique d'Eric Hazan, prompt à dénoncer les noms de rues attribués à des généraux massacreurs ou des politiciens véreux, ou à tacler ceux qui embourgeoisent Paris sans respecter son histoire, comme Bernard Arnault à la Samaritaine.
Mine d'informations, déclaration d'amour, balade passionnante et diaboliquement détaillée - bonheur de lire Hazan quand il rend hommage aux insurgés républicains de la rue Saint-Martin de 1832 ou quand il évoque les bizarreries visuelles parisiennes, telles que le Sacré-Cœur surmontant Notre-Dame-de-Lorette rue Lafitte -, 'Une traversée de Paris' doit se bouquiner en marchant. Peu à peu, les contours de la ville deviendront plus nets pour le lecteur, plus profonds, plus épais, ils apparaîtront dans toutes leurs dimensions, l'espace, le temps, réunis sous la plume d'un amoureux.
Quoi ? • 'Une traversée de Paris' de Eric Hazan, Seuil, 18 €.