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Claude Monet a peint environ 250 nymphéas et 30 cathédrales de Rouen, à des heures différentes, sous des angles variés. A la manière d'un peintre (qui est d'ailleurs la profession du héros de 'Yourself and Yours'), le cinéaste coréen Hong Sang-soo a lui aussi décliné presque infiniment la même image, celle d'un petit groupe d'hommes et de femmes s'invitant à la table d'un bar ou d'un restaurant pour y boire de l'alcool et s'épancher sur l'amour et ses tracas. Toujours les mêmes, toujours différents, ses films ressemblent à la vie quotidienne, à ce « souvenir du présent » que nous expérimentons parfois, que certains nomment « déjà-vu » et que Bergson appelle la « fausse reconnaissance ».
Dans le sentiment de déjà-vu, si présent dans l'œuvre de Hong Sang-soo, nous croyons en effet reconnaître un événement, un son, un lieu, alors que nous le découvrons, car il nous rappelle sans doute un bout de mémoire refoulé ou une situation similaire, pourquoi pas un songe ? Exactement comme les personnages de 'Yourself And Yours' reconnaissent la jeune Minjung, qui, elle, ne les reconnaît pas. Ou qui du moins le feint. La confond-on avec une hypothétique sœur jumelle, comme elle le prétend ? A-t-elle oublié une partie de sa vie à cause d'une consommation d'alcool excessive, comme le suggèrent ses maux de tête ? « L'alcool est dangereux », ne cesse de répéter son petit ami Youngsoo, qui lui a fait promettre de ne pas boire au-delà de cinq verres par jour (une belle promesse d'alcoolique).
Nous sommes tous de simples « déjà-vu »
Un jour, Youngsoo entend dire que des gens ont aperçu Minjung se saouler dans un bar et draguer un homme. Cherchant à savoir la vérité auprès de la jeune fille, il s'énerve et provoque le départ de celle-ci, qui interrompt leur relation. Très vite, c'est un Youngsoo désespéré qui part à sa recherche, tandis qu'on suit parallèlement l'évolution frivole de l'insaisissable Minjung, entre flirts et beuveries au troquet du coin. En s'oubliant elle-même dans l'alcool, Minjung semble effacer peu à peu son identité, elle la dilue littéralement dans les pintes qu'elle avale. A l'inverse, les autres la reconnaissent immédiatement, ils ont « une très bonne mémoire » comme le dit le cinéaste qui la drague - on verra pourtant par la suite qu'il ne souvient pas tout de suite d'un ancien camarade de classe, une autre conquête de Minjung, lors d'une scène hilarante.
Il faut dire que Hong Sang-soo signe là son film le plus onirique, presque fantastique, portant à son paroxysme ce flottement de l'identité incarné par presque tous ses personnages. Avec son habituelle mise en scène radicalement simple, provoquée par la contrainte économique et une probable paresse (on dira plutôt un souci d'efficacité), il laisse les dialogues mener la barque, des dialogues savoureux mais aussi convenus et interchangeables, répétés à l'envi, si bien qu'on ne sait plus vraiment s'ils appartiennent à leurs propriétaires. Délaissant la tyrannie du champ-contrechamp, ses habiles recadrages en zooms et dézooms ringards fouillent dans l'intimité des locuteurs à la façon d'un microscope d'entomologiste. C'est en définitive la grande force du réalisateur, cette volonté de mettre à nu le mystère profond de l'identité, sa volatilité évanescente à l'image d'un souvenir, que le cerveau capte, déforme et finit par oublier. Pour Hong Sang-soo, il semble que nous soyons tous les uns pour les autres de simples phénomènes de « déjà-vu ».
« Si vous aimez, peu importe que le reste soit un désastre »
Par endroits, le réalisateur insère aussi des séquences courtes de rêve éveillé, durant lesquelles Youngsoo imagine sa réconciliation amoureuse avec Minjung. Alors qu'elle devient amnésique, l'amoureux fait donc le chemin inverse, il vit en permanence avec le souvenir de son amante écervelée, une présence symbolisée par un mannequin de vitrine - sans tête - placé au centre de l'image lorsqu'il la cherche sur son lieu de travail. Il aura fallu cette absence brutale pour que Youngsoo découvre l'amour absolu qu'il porte à Minjung, un amour qui surpasse tout le reste. Ce faisant, le personnage se fait l'écho de la voix du réalisateur, qui avoue dans une interview : « L'amour est tout ce qui compte dans cette vie en dehors de l'alcool. Si vous trouvez la personne que vous pouvez aimer et avec qui vous pouvez partager votre vie, peu importe que le reste soit un désastre. »
'Yourself And Yours', film romantique ? Tristement romantique, alors, mais d'une beauté sans limite. Si l'amour renaît finalement entre les deux amants, c'est justement parce que l'amnésie, feinte ou réelle, rend possible sa renaissance. On repart de zéro, on oublie tout, on ne cherche plus à savoir qui a bu, qui a fait quoi. On se contente de s'aimer, de se souvenir du présent, sans savoir qui se cache derrière. « Merci d'être toi ! » s'exclame étrangement Youngsoo à la fin du film, alors qu'il retrouve une Minjung plus mystérieuse que jamais. Hong Sang-soo ravive ainsi une conception pessimiste et proustienne de l'amour, où l'on doit choisir entre la souffrance du savoir ou la joie dans l'ignorance. Nous vient alors à l'esprit cette phrase de la 'Recherche' : « L'amour devient immense, nous ne songeons pas combien la femme réelle y tient peu de place. »