Vous vous souvenez, avant, quand on avait le droit d’aller en festival et qu’il fallait faire la queue pendant des plombes pour acheter à manger ? Alors imaginez ce que ça a pu être à Woodstock en 1969 ! 400 000 bouches à nourrir, c’est du lourd, surtout quand les participants estimés au départ ne devaient pas dépasser les 50 000 personnes… On vous dresse un menu complet de ce qu’on pouvait (difficilement) se mettre sous la dent pendant les trois jours de festoche. Même les hippies ne vivaient pas que d’amour, de LSD et d’eau fraîche…
Hotdogs à 1 dollar
Il faut dire que ce genre de méga festival en plein air — avec toutes ses contraintes — était inédit à l’époque. Niveau bouffe, on était loin de la We Love Green et de sa quarantaine de stands qui révolutionne la question de l’alimentation en festival : à Woostock en 69, c’était plus raide pour grailler. C’est ce que remémore Michael Lang dans son bouquin The Road to Woodstock. Celui qui fut l’un des organisateurs de l’événement révèle que la question de la restauration des festivaliers est devenue un problème le jour où les grandes centrales d’alimentation, qui géraient la bouffe de stades entiers aux US, leur ont fait faux bond : ce projet leur paraissait trop gros, trop chaotique, trop risqué.
Un temps, c’est le légendaire vendeur de hotdogs de Coney Island, Nathan’s, qui avait été pressenti pour alimenter les hippies en fringale... Mais des désaccords avec la direction firent capoter le deal ! En cause ? Le changement de localisation du festival à la dernière minute : il devait se tenir dans le village de Woodstock (d’où son nom) mais fut déplacé en urgence au hameau de Bethel, dans le Comté de Sullivan, sur les terres du fermier Max Yasgur — à 75 kilomètres plus au sud-ouest.
Finalement, c’est un trio à cheveux longs inexpérimenté se faisant appeler Food for Love (Charles Baxter, Jeffrey Joerger et Lee Howard) qui s’occupa de la food, non sans heurts avec la direction et dans un joyeux désordre (stands pas finis, matériel insuffisant, bagarres à tout-va). Au menu ? Des hotdogs, nourriture consensuelle, facile à envoyer et encore plus facile à digérer pour des organismes souvent entamés par les acides… Mais les cuisiniers de l’amour furent rapidement débordés. Pour dissuader les clients et limiter ainsi les files d’attente interminables, ils eurent l’idée (pas très charitable) d’augmenter considérablement les prix, faisant passer le hotdog de 25 cents à… 1 dollar. Au point que des festivaliers mécontents brûlèrent des stands… Le babos aussi sait faire son vénère.
Burgers à la sauvette et sandwichs par hélico
Plus rien à manger dès le premier jour, et aucun commerce ouvert le weekend du festival dans ce bled paumé ... C’est alors qu’un clown vole à la rescousse des estomacs égarés. J’ai nommé Hugh Nanton Romney, plus connu comme Wavy Gravy, activiste de la contre-culture à nez rouge et fondateur de la mythique communauté néo-ruraliste The Hog Farm. Lui et les membres de la ferme avaient été engagés pour assurer la sécurité sans violence sur le festoche. Le dimanche matin, suite à l’incendie des stands à hotdogs, le célèbre clown annonça depuis la scène que, pour les affamés que le capitalisme ne dégoûtait pas complètement, un type avait encore des burgers à vendre dans un coin du site…
Grâce au passionnant documentaire éponyme de Michael Wadleigh sorti en 1970 (qui reçut un Oscar, avec un certain Martin Scorsese comme jeune assistant), on sait que beaucoup d’habitants du Comté de Sullivan furent très hospitaliers avec ces jeunes extravagants. La preuve par le casse-croûte : les locaux donnèrent quelques 10 000 sandwichs pour que le Flower Power ne flétrisse pas ce week-end-là. Mais aussi des fruits, bouteilles d’eau et denrées en conserve… Autant d’aliments salvateurs qui furent largués par hélicoptère militaire, tant la circulation était dense sur la route du festival.
Assiettes végétariennes et granola au lit
Le dimanche matin, Wavy Gravy fit une autre annonce retentissante : il allait servir des petits déj au lit pour 400 000 personnes ! Entendez par là une petite collation dans les tentes ou sur les modestes couvertures des festivaliers. Il faut dire que le collectif de la Hog Farm avait réussi à faire venir des légumes du coin et du riz brun en quantité suffisante pour faire une tambouille végétarienne qui tenait au corps. Ils avaient aussi mis la main sur des fruits et des céréales, mélangés à du lait ou du yaourt, qu’ils distribuèrent aux affamés affalés : c’est ainsi que le granola devint un symbole du hippie way of life !
Entre deux concerts, chacun se préparait sa gamelle comme il pouvait, avec les moyens du bord : dans ce papier du Huff, un ancien participant rapporte par exemple qu’il se souvient avoir mangé des spaghettis en boîte donnés par les locaux, condimentés de raisins secs et d’avoine du Hog Farm… Bon appétit. Autre curiosité : en souvenir de ce bel effort alimentaire impulsé par le clown, la marque de glaces Ben & Jerry’s créa un parfum en hommage à Wavy Gravy, aux noix de cajou, noisettes, amandes et chocolat… Un psychédélice !
Le festival a bien sûr été élevé au rang de mythe depuis, et sa programmation laisse encore pantois. Mais ces quelques jours ne furent pas une partie de plaisir, comme le rappelle Mark Hosenball, alors jeune journaliste. Ses souvenirs sont encore « apocalyptiques », cinquante ans après : « ce fut sinon un cauchemar, du moins un immense bordel, grouillant, sordide. Si vous aimez les embouteillages sans fin, les torrents de pluie, les chiottes portables qui puent, la nourriture à peine mangeable et les foules vautrées, en perdition, alors vous vous seriez bien amusé à Woodstock. ». Il n'empêche, on aurait bien aimé y être !