Il est 13 heures. C'est la troisième fois qu'un tonitruant « à taaaable » se fait entendre dans le « Hangar ». L'appel vient de la mezzanine, construction perchée sur un flanc de cette grande bâtisse en briques. « C'est la voix de Marianne », sourit Romain, une scie circulaire en main. Ce jeune créateur métal fabrique une verrière de loft. Entre les travaux et la musique, mieux vaut crier pour être entendu. Au quatrième « à taaaable » de Marianne, on finit par monter et se faire inviter à déjeuner.
Le Lapin, Le Cabinet Patte Pelue...
On est à Saint-Denis (93), près de la gare RER. La promenade pour se rendre ici n'est pas des plus réjouissantes, mais elle est courte. On longe les rails jusqu'au bout de la rue Paul-Eluard et, après un pont de chemins de fer sinistre, on aperçoit la belle enseigne en fer forgé de La Briche. Elle délimite une cour entourée de constructions hétérogènes – maison en pierres meulières, entrepôts, cabane en bambou, jardinet... Sur les portes, des écriteaux indiquent « Le Lapin », « Le Cabinet Patte Pelue », ou encore « Le Ratelier »...
Le Hangar (© LRD)
Ces noms insolites désignent des ateliers. Avec ses 700 m2 et son nom évocateur, Le Hangar est de loin le plus impressionnant. Mais il en existe une dizaine d'autres, partagés par une soixantaine d'artistes et artisans indépendants. On a peine à croire qu'un tel espace ait poussé là, entre le Croult (petit affluent de la Seine fortement pollué) et les voies ferrées reliant Paris aux banlieues Nord. Mais La Briche est née d'un ancien site industriel. « Ces locaux ont été occupés par diverses entreprises », explique Antoine, sérigraphe souriant. « Aujourd'hui, nous sommes tous locataires d'une même propriétaire. Les premiers artistes sont venus il y a une quinzaine d'années. »
Des « Brichous » et des « Brichecards »
Arrivé il y a 8 ans, Antoine est un « Brichecard ». « C'est ainsi qu'on appelle les anciens, par opposition aux jeunes, surnommés les "Brichous" », précise-t-il avant de reprendre la confection de flyers avec deux membres d'une Esat.
Elodie, architecte, présente la maquette de sa cabane Origami (© LRD)
Sur la mezzanine du « Hangar », c'est avec une quinzaine de « Brichous » que l'on partage notre repas collectif (et végétarien). La moyenne d'âge ne semble pas dépasser 25-30 ans. Entre deux bouchées de betterave râpée, on apprend qu'ils ont quasiment tous étudié dans la même école parisienne d'arts appliqués, Olivier de Serres. Rien d'étonnant : c'est souvent par le biais d'une connaissance que l'on entre à La Briche, où les places sont aujourd'hui convoitées. « Les loyers sont très avantageux », confie Benjamin, designer-prototypiste débarqué il y a 5 ans. « De plus, le fait d'être nombreux nous fournit du travail. » La proximité permet en effet de faire appel aux voisins lorsqu'un ouvrage requiert différents savoir-faire.
La Briche Foraine
Au-delà de l'entraide, certains projets sont lancés collectivement. Un label « Made in Briche » a récemment été créé pour mettre en valeur les créations locales, notamment grâce au site Web. Mais le plus emblématique des projets communs reste la Briche Foraine, extraordinaire fête annuelle avec montagnes russes artisanales et concerts. « Le lieu de l'édition 2015 est encore à trouver », nous explique-t-on à table, mi-inquiet mi-fier : la petite cour de la rue Paul Eluard ne suffit plus à accueillir cet événement victime de son succès.
Déjeuner entre « Brichous » (© LRD)
Comment s'organise une telle collectivité ? Un aperçu du fonctionnement de La Briche nous est donné durant le repas, lorsqu'une question d'ordre général interrompt le joyeux grabuge des discussions éparses. « Eh-oh, tout le monde ! », lance une Brichou, « une chaîne de télé nous propose de participer à un sujet sur le non-conformisme. Qu'est-ce que vous en pensez ? » Quelques échanges informels plus tard, une réponse se fait entendre. « Ici, il n'y a aucune hiérarchie », commente au bout de la table la souriante Elodie, architecte construisant des cabanes. « C'est souvent comme ça qu'on prend les décisions » : entre le petit pot la Laitière et le café servi dans... un petit pot la Laitière recyclé.
On décide cette fois de retourner à la gare par le chemin le plus long, celui qui fait traverser le Croult. Et que trouve-t-on, de l'autre côté de la petite rivière ? Le 6B, haut lieu de la culture alternative francilienne, installé ici depuis 2010. Après la gentrification de Pantin, celle de Saint-Denis serait donc en marche ?