Né à Lisbonne en 1972, Miguel Gomes est considéré, depuis 2008 et son film 'Ce cher mois d'août', comme l'un des réalisateurs européens les plus prometteurs. Et il y a fort à parier qu'avec son nouveau long métrage, le superbe et mystérieux 'Tabou', Gomes soit tout simplement reconnu, désormais, comme l'un des plus grands cinéastes contemporains. A noter, d'ailleurs, que les éditions Independencia viennent de lui consacrer un passionnant livre d'entretiens avec Cyril Neyrat, 'Au pied du mont Tabou'. Quant à nous, nous avons rencontré Miguel Gomes, type brillant et charmant de surcroît, pendant près d'une heure, autour d'un paquet de clopes et d'une demi-bouteille de Jack Daniel's.
Time Out Paris : Dans 'Tabou' vous jouez avec les références du cinéma muet, à commencer par Murnau, un peu de la même manière que, dans 'La gueule que tu mérites', vous faisiez référence au conte de Blanche-Neige... Mais davantage que d'intertextualité, on a l'impression qu'il s'agit surtout chez vous d'un rapport actif, ludique, à la culture.
Miguel Gomes : Déjà, on se tutoie, d'accord ? Donc, pour répondre à ta question, effectivement, je crois que tout cela fait simplement partie de nos vies : tous ces films, ces chansons... Ce sont des choses qui continuent de vivre en nous. Sans doute notre époque a-t-elle, plus que d'autres, la mémoire des autres temps, des autres mondes. Alors pourquoi ne pas considérer tous ces fantômes qui peuplent la mémoire collective, et leur ouvrir la porte de nos films ? C'est comme les chansons populaires de 'Ce cher mois d'août', qui appartiennent à une terre, une région, une époque... mais qu'on peut très bien faire revivre aujourd'hui. Dans 'Tabou', il y a en effet cette Afrique inventée, qui se base sur une sorte de faux souvenir de l'Afrique, essentiellement dû au cinéma classique américain.
Et en même temps, 'Tabou' marque aussi une distance par rapport à ce cinéma classique...
Même si je suis parti en Afrique tourner un film d'époque, j'ai aussi voulu filmer les gens tels qu'ils sont aujourd'hui, avec leurs t-shirts à l'effigie d'Obama ou de Messi. Ce n'était pas pour « faire moderne », mais parce que j'ai besoin de cette matérialité, de cette authenticité comme contrepoint à la fiction. La fiction dans le film, c'est tous ces mecs avec des moustaches, ces filles avec des coiffures des années 1960, qui jouent avec des bébés crocodiles. Ça répond à notre désir de personnages, d'aventures, de romanesque. Mais simultanément, je ne voulais pas renoncer à la matérialité des choses, à ces vérités contemporaines, qui contrebalancent la fiction et nous permettent de la reconnaître comme un mensonge... mais comme un bon mensonge, qui illustre notre envie de contes, de chansons, de mythes.
C'est d'autant plus audacieux que l'industrie du divertissement a elle aussi tendance à investir l'imaginaire collectif, mais pour le maîtriser, le normaliser. Alors que ton travail semble plutôt reprendre possession de la culture populaire de façon personnelle, à travers un imaginaire singulier, souple, où les souvenirs flottent, isolant des détails...
Oui, cette imprécision de la mémoire, cette hésitation, j'ai même essayé de la transcrire dans le régime des images de la deuxième partie du film, à travers ce dispositif jouant sur l'absence de dialogues. Sans dialogue, le film devient autre chose, il établit une autre relation avec le spectateur. Cela tend à évoquer la façon dont fonctionnent la mémoire, le rêve, avec ce côté un peu abstrait. Mais tu sais, concernant les références, ma volonté n'a jamais été de faire un film de citations, qui est un genre que je trouve assez superficiel et très peu généreux avec le spectateur. En fait, je crois que la plupart de mes références ne sont pas conscientes. Et comme j'ai une mémoire assez capricieuse, j'ai naturellement tendance à tout laisser se mélanger dans ma tête. J'ai surtout essayé de retrouver l'impression d'un certain cinéma perdu, celui de Murnau ou du classicisme américain, par exemple à travers le souvenir de la démarche de John Wayne, ou de la manière dont Bogart parlait aux filles. Mais sans objet défini, sans film précis. C'est beaucoup plus intime que de simples citations, je trouve.
En effet, l'absence de dialogue donne une autre image de la réalité, plus incomplète que le parlant, et donc plus libre pour la rêverie du spectateur. C'était sans doute la grande force du cinéma à ses débuts. Mais cela crée paradoxalement, dans ton film, un effet de distanciation assez contemporain.
Cette distance, c'est quelque chose qui me semble nécessaire. Nous sommes dans une culture qu'on dit postclassique, postmoderne, postcoloniale... post-tout-et-n'importe-quoi, en fait... Alors ce que je voulais, c'était inventer un chemin pour retrouver l'innocence du cinéma classique, tout en conservant une distance contemporaine, sans être dupe. Tu te souviens de ce film d'explorateur, que Pilar regarde au tout début, dans une salle de cinéma, où le héros voit apparaître le fantôme de sa femme avant de se faire dévorer par un crocodile ? Le pari de 'Tabou' était de partir de ce romantisme, pour que le film parvienne, au fur et à mesure, à recréer cette sensation initiale, tout en ayant conscience du moment historique dans lequel nous nous trouvons. C'est ce que j'ai dit à mon équipe : il fallait que le film commence comme une gueule de bois, et qu'il finisse par l'ivresse. Mais une ivresse contaminée par la descente, qui sait comment elle va finir.
Finalement, ce dispositif de la deuxième partie de 'Tabou', sonore mais sans dialogues, seulement ponctuée par une voix-off, peut aussi faire penser à 'Vampyr' de Dreyer, qui se trouvait, en 1932, au point de bascule entre le muet et le parlant. Comme si ces deux films marquaient, chacun à sa manière, le passage d'une époque à une autre.
Oui, 'Tabou' est lui aussi un film de fin : fin d'une époque, fin d'un cinéma... Mais cela correspond à notre présent, qui ressemble à un moment final, où l'on parle d'apocalypse, tout ça ; mais avec un très fort désir de renaissance, aussi. Culturellement, socialement, on sent bien qu'il nous faut trouver un chemin vers un nouveau départ, non ? Tu n'as pas l'impression ?
Si, manifestement.
Eh bien pour moi, dans un film, c'est la tension qui doit servir de moteur : il s'agit de recréer de la tension entre les antagonismes. Par exemple, pour une scène, j'ai pris mon directeur de production, auquel j'avais demandé de se laisser pousser de très longues moustaches, et qui incarnait un militaire. Puis, un autre jour, nous avons filmé des Mozambicains à leur sortie de l'église. Or, en juxtaposant les deux images, nous avons trouvé que cela donnait un champ-contrechamp très intéressant, avec d'un côté les grosses moustaches de la fiction, et de l'autre la vérité actuelle du lieu où nous tournions. L'Afrique fictive, coloniale, face à l'Afrique réelle. C'est ce genre de confrontation des opposés qui m'attire, pour aller au-delà de ce qu'on attend en général.
Il semble aussi que tu inverses la hiérarchie du cinéma industriel, qui se fonde sur un scénario à respecter, un cahier des charges dont tout le reste découle. Chez toi, on sent au contraire un goût beaucoup plus prononcé pour le risque, le hasard, la remise en question de l'histoire...
Effectivement, je dois avouer que je passe beaucoup de temps à essayer de perdre le contrôle sur le plateau, à créer les conditions pour toujours conserver une part d'imprévu. Je ressens cela comme une nécessité. Ça peut revenir à boire du gin avant de tourner, ou à s'inventer des défis, des contraintes. Mais ce n'est pas seulement de mon fait : comme pour 'Ce cher mois d'août', les problèmes de financement nous ont aussi beaucoup poussés à l'improvisation. Pour 'Tabou', à peine avions-nous posé le pied en Afrique, avec ma petite équipe, que nous apprenions qu'il n'y avait plus de budget pour le tournage... Dans le scénario original, il y avait des éléphants, des scènes de mariage, ainsi que davantage de séquences qui traitaient du début de la guerre d'indépendance, de la décolonisation. Alors que là, ça n'apparaît qu'à la toute fin du film. Bref, j'ai donc dû balancer mon scénario, qui n'était plus réalisable. Alors, nous avons décidé de constituer sur place un « comité central », avec la scénariste, l'assistant-réal, le script et moi, afin d'inventer l'histoire au jour le jour. Nous notions des idées de lieux, de scènes, sur des bouts de papiers, des post-it, que nous cherchions ensuite à réunir, à faire fonctionner ensemble. Beaucoup de scènes du film sont nées de la sorte. Mais surtout, c'était pour nous une manière de fictionnaliser notre travail, de nous voir comme une petite troupe qui devait survivre dans la jungle... En un mot, de vivre nous-mêmes, parallèlement aux personnages, notre propre aventure africaine...