Il faut oser pousser la porte de ce drôle de restaurant perdu dans le 15e, avec son crépi peu engageant et son nom de station-service du Roussillon. Il faut oser parce que c’est un survivant, un dinosaure pas encore devenu pétrole, qui évoque une époque où l’on proposait une cuisine avant un concept, le goût avant le photogénique, la perfection plutôt que l’innovation. Ça devient rare, donc précieux. S’asseoir dans ce décor pseudo-médiéval déconcertant (murs tendus de satin rouge, poutres apparentes et lustres en ferronnerie) donne des envies de Gitanes maïs, d’épopée en R12 vers la Costa Brava et de cassette de Los Salvajes. Le restaurant date de 1961, quand la famille Samora a récupéré un bar pour ouvriers automobiles appelé Le Derrick. Le chef Carreira l’a repris en 1994 (il était arrivé à 17 ans comme apprenti en 1974), sans changer une virgule à un menu 100 % espagnol.
Car on vient surtout au Derrick parce qu’on y mange bien, une solide cuisine rustique qui ne regarde pas à la dépense (un peu comme A Nosa Casa de Galicia). L’assiette de pain à la tomate contient quatre solides tranches rougies, chargées d’huile (5 €), soit assez de calories pour rallier Perpignan à vélo. Avant le morceau de bravoure de la maison, la paella, servie dans son caquelon avec tout le casting : poivrons, moules, gambas, lapin, langoustine, sur un riz parfaitement cuit. Un classique réussi comme là-bas, à faire couler avec des vins tanniques de la Péninsule, pas nature pour une peseta : Altos Ibéricos, Marqués de Riscal Reserva… On sort repus et ravis, autant de l’assiette que de l’ambiance. Dépêchez-vous de rallier ce morceau de Catalogne, pas certain qu’il dure indéfiniment !