Un mardi de février, autour de 19 h. Piliers de bar, gens de la mode et jeunes cadres dynamiques jouent des coudes autour du comptoir de l’Étincelle, bar-tabac sis à l’angle des rues Amelot et Saint-Sébastien. Si ce rade de quartier aux murs ornés de fleurs artificielles et d’écrans plats est si noir de monde en ce mardi gris, c’est parce qu’il est bien plus qu’un rade justement : non content d’étancher la soif et d’assouvir le besoin de nicotine, l’Étincelle apaise aussi la faim. Au menu de l’apéro : sempiternelles frites et planches de fromage et charcuterie, mais surtout nems au porc, poulet karaage, bánh cuốn (crêpes de riz vapeur farcies au porc et aux champignons) et rouleaux de printemps faits minute, entre autres régals asiatisants.

À Paris, ils sont une poignée d’établissements à exploiter cette niche du bar-tabac-resto asiatique. Nés pour la plupart entre le début des années 2000 et celui de la pandémie, ces lieux à trois têtes ont trouvé leur public auprès d’une clientèle aux papilles internationalisées. Pour escorter leurs verres, les habitués peuvent désormais slurper un phở ou boulotter un bœuf lôc lac plutôt que croquer dans un jambon-beurre ou une andouillette.

Un besoin de se diversifier
Derrière ce phénomène, c’est la mue du modèle du bar-tabac qu’on observe. Pour Jean-Laurent Cassely, auteur de l’étude La France des bars-tabacs (Maison Cassely, janvier 2025), « puisque les ventes de tabac chutent, les buralistes essaient par tous les moyens de se diversifier. C’est surtout pour ça que la restauration est en train de redevenir un enjeu dans ces établissements qui l’avaient, pour beaucoup, délaissée. » Et de résumer : « S’ils veulent survivre, les bars-tabacs ont tout intérêt à adopter cette logique de couteau suisse. »

Aux manettes du bar-tabac Le Maryland dans le 13ᵉ depuis cinq ans, Minh Ho l’a bien compris. « Le but est que les clients qui viennent acheter des cigarettes ou des jeux à gratter décident de rester manger, et inversement ! » Vietnamien d’origine, le cinquantenaire confie avoir longtemps fait des infidélités à sa cuisine de cœur, pensant, à tort, que seule une popote franco-tradi collerait aux attentes des palais parisiens. Aujourd’hui, il fait son miel sur les bò bún et les bánh mì, qui régalent les entrepreneurs de la Station F, le plus grand campus de start-up du monde, situé à quelques enjambées.

Nems et saucisse purée
Minh Ho n’est pas le seul restaurateur-buraliste asiatique de naissance à avoir joué la carte de la blanquette de veau avant celle du porc au caramel. Chez Apsara - Tabac & Banh Mi, la famille Cheav, d’origine cambodgienne, a pendant un temps fait cohabiter le steak-frites avec son menu mêlant spécialités vietnamiennes, cambodgiennes et thaïlandaises. Même son de cloche du côté de l’Étincelle qui, près de vingt ans après son ouverture, continue de débiter pléthore de françaiseries – du croque-monsieur au bœuf bourguignon en passant par la saucisse purée – en parallèle de sa très convaincante offre asiatique.

Pour Jean-Laurent Cassely, l’explication est sociologique : « Vers le début des années 2000, des personnes issues des communautés asiatiques ont commencé à succéder aux Auvergnats à la tête des tabacs. Parce qu’ils le jugeaient difficile voire ingrat, les Français de plus ancienne origine ne voulaient plus exercer le métier de buraliste. C’est à ce moment-là qu’il est devenu, comme celui de chauffeur de taxi, une profession de diaspora. » Mais au lieu de surjouer l’exotisme en dégainant lampions et bouddhas miniatures – comme une myriade de restos et traiteurs asiatiques avant eux –, ces buralistes essentiellement originaires d’Asie de l’Est et du Sud-Est ont préféré se fondre dans le décor. « La majorité a tout fait pour gommer ce passage de relais de l’Auvergnat à l’Asiatique », synthétise l’essayiste. D’où la frilosité de ces néo-tauliers à s’éloigner des classiques de la brasserie française.

Le bar-tabac, nouvel eldorado de la Gen Z
Encore marginal, le phénomène pourrait prendre demain une autre envergure à la faveur d’un renouvellement générationnel. Chez Apsara - Tabac & Banh Mi, par exemple, rien n’est plus pareil depuis que Kevin Lauv est venu en renfort de sa mère et de son oncle il y a un peu plus de deux ans, amenant sa fraîcheur de vingtenaire : « J’ai changé le nom du resto [anciennement Au Péché mignon], fait refaire la façade et lancé un compte Instagram pour lui offrir une vitrine », se souvient-il. Résultat : ce chaleureux rade de quartier – qui sert aussi l’un des meilleurs porcs au caramel de la ville – écoule facilement une centaine de bánh mì par jour – contre quatre ou cinq avant l’arrivée de Kevin.

Mais sans doute le succès d’Apsara, de l’Étincelle et du Maryland tient-il aussi à l’engouement récent de la Gen Z pour le modèle du bar-tabac. Longtemps « stigmatisé comme lieu de relégation et de marginalité », dixit Jean-Laurent Cassely dans l’avant-propos de son étude, il semble ces temps-ci « célébré et idéalisé pour son caractère mixte et authentique ». De quoi faire trembler coffee shops, bars à bières et même, qui l’eût cru, restos asiatiques dans le vent.
