S’il est un des lieux les plus visités de Paris, le Sacré-Cœur n’en reste pas moins un sujet chaud comme un brasero de piquet de grève. Regardez en 2017, quand l’un des projets les plus plébiscités du Budget participatif appelait à « le raser lors d’une grande fête populaire ». Si elle n’a pas abouti, la proposition ravivait des tensions mémorielles et politiques inhérentes à l’histoire du monument, questionnant le rapport de la capitale à sa propre histoire. Un lieu qui, pour rappel, a été élevé – même si sa construction avait été envisagée avant – pour expier les crimes de la Commune de Paris.
Alors, au moment où le Conseil de Paris vient de voter un vœu pour faire classer le Sacré-Cœur comme monument historique, relançant par la même occasion le débat, on s’est dit qu’un petit éclairage sur le sujet ne serait pas de trop. Et plutôt que de tenter une analyse au doigt mouillé tendance fréquence 16 de la TNT, on s’est tourné vers Laure Godineau et Eric Fournier, soit deux des plus fines lames de l’histoire de la Commune et de sa mémoire. De quoi être carré sur le sujet et frimer à la machine à café.
Pouvez-vous me parler du contexte de la construction du Sacré-Coeur ?
Laure Godineau : Le vœu d’édifier à Paris « un sanctuaire dédié au Sacré-Cœur » si « Dieu sauve Paris et la France » est antérieur de quelques mois à la Commune. Il est fait dans le contexte de la guerre de 1870-1871, alors que les troupes prussiennes se rapprochent de la capitale qu’elles vont assiéger, par un riche Parisien Alexandre Legentil. Mais la construction est très fortement liée à la Commune.
Eric Fournier : C’est en effet après la Commune, vue par les conservateurs comme une apocalypse rouge d’une violence inouïe, que le projet s’accélère sous l’égide de l’Ordre moral, la majorité monarchiste. Et plus le vœu de Legentil se concrétise, plus il est associé à l’expiation de la Commune. Il est à signaler que ce dernier souhaitait initialement ériger le Sacré-Cœur sur le site de l’opéra Garnier, dont la seule façade, inaugurée en 1867, avait suscité l’ire des ultras catholiques à cause des statues de Carpeaux, jugées obscènes. Finalement, les autorités religieuses ont préféré le site de Montmartre, à l’endroit précis où furent tués le 18 mars les généraux Clément-Thomas et Lecomte, les premiers martyrs versaillais.
Il y a aussi un rapport fort de la Commune au quartier de Montmartre.
LG : Très fort ! L’insurrection du 18 mars 1871, qui marque le début de la Commune de Paris, commence sur la butte Montmartre. C’est aussi là que le relieur Eugène Varlin, membre éminent de la Commune, fut, lors de la répression, traîné et lynché, avant d’être achevé à l’endroit où les deux généraux avaient été fusillés.
Quelles sont les réactions des différentes parties (soutiens et opposants à la Commune) au moment de la construction ?
EF : La construction du bâtiment a accumulé retards et déboires, et a failli être abandonnée. Seule la persévérance des puissants réseaux de la France cléricale explique l’aboutissement du projet. Ainsi, en 1882, les députés radicaux-socialistes – plus portés par un anticléricalisme sans concessions que par la stricte mémoire communarde – échouent de peu à arrêter l’édification. Cependant, il est décidé d’achever le chantier, notamment parce qu’il serait plus coûteux de le démolir que de le finir. Du côté des partisans de la Commune, ce monument est inacceptable.
LG : Interdictions et surveillance du lieu empêchent que la butte devienne un espace de contre-mémoire communarde. C’est au Père-Lachaise, au mur des Fédérés, qu’elle va se fixer dans les années 1880, là où ont été fusillés 147 Fédérés à la fin de la Commune.
EF : Et dans ces conditions, le Sacré-Cœur est superbement ignoré par les groupes révolutionnaires. Il n'y a pas d'action majeure contre lui.
Alors comment expliquez-vous que, 150 ans plus tard, et sans doute avec une vivacité plus grande ces dernières années, le sujet soit toujours aussi chaud ?
EF : Parce que la mémoire de la Commune ne se prête à aucune réconciliation, car elle est une guerre civile entre deux formes de République, la République sociale contre la République conservatrice. Son existence tragique contredit le récit républicain d'une République immanente et réconciliatrice, inévitablement consensuelle et sans conflits.
LG : Il y a un retour mémoriel indéniable de la Commune depuis les vingt dernières années, à la fois dans l’espace public, dans les mouvements sociaux en France et dans le monde, et dans le discours politique. En France, par exemple avec le mouvement Nuit debout en 2016 ou, plus récemment chez certains Gilets jaunes. Cela montre que ce n’est pas seulement lié à l’engouement commémoratif, mais que l’expérience communaliste peut apparaître comme une source de réflexion – voire d’inspiration – sur des sujets essentiels comme la souveraineté populaire, la démocratie, la République sociale, etc..
Que signifie cette inscription aux monuments historiques en 2022 ?
LG : Les raisons mises en avant sont pragmatiques : le classement de ce lieu très touristique et très visité est une protection patrimoniale et permet les travaux nécessaires pour son entretien et sa protection. Mais restent plusieurs questions en suspens, par exemple autour de la réduction de la basilique du Sacré-Cœur à un lieu uniquement touristique.
EF : C’est une volonté ridicule de patrimonialiser une mémoire qui n'a pas vocation à être consensuelle, une politique chimérique de "réconciliation" mémorielle ; mais aussi, plus sérieusement, le constat que ce monument, dont l'imposante silhouette est familière aux parisiens et aux touristes, fait partie du paysage.
Le square Louise-Michel situé en contrebas est intégré au classement : comment doit-on percevoir cette association quelque peu contre-nature ?
LG : Il est impossible de souscrire à l’argument selon lequel cette association est le signe d’une reconnaissance de la mémoire de la Commune, de ses acteurs et actrices, des milliers de morts de la répression, en même temps qu’est classé le Sacré-Cœur ! Et d’ailleurs, comment peut-on soutenir décemment une comparaison entre le classement de cet édifice et celui d’un square en contrebas – quand bien même ce dernier porte le nom de Louise Michel ?
Pour finir, j’aimerais évoquer ce vœu du budget participatif qui appelait à démolir le Sacré-Cœur : qu'est-ce que ça dit du rapport des Parisiens à ce monument et à leur histoire ?
EF : Que la mémoire de la Commune est encore vivante !