Pina Bausch était à la danse ce que Picasso fut à la peinture et Giacometti à la sculpture. Un génie. C’est dire si chacun de ses spectacles sont des petits trésors qu’on aimerait revivre sans fin. Assister à ‘Orphée et Eurydice’ (de surcroît à l’Opéra Garnier) a donc tout du privilège. La grâce des danseurs, la fluidité parfaite des costumes et la fragilité intense que la chorégraphe allemande injecte dans ce mythe tragique sont autant d’éléments qui font croire en la magie.
Entré au répertoire du ballet de l’Opéra en 2005, l’opéra chanté de Gluck transformé en opéra dansé par la chorégraphe en 1975 noue un dialogue permanent entre le chant et la danse. Chaque personnage principal – Orphée, Eurydice et Amour – est dédoublé, danseurs et chanteurs incarnant chacun une dimension linguistique ou corporelle du personnage, se suivant presque comme des ombres. Formidable mise en scène des corps et des voix dans un espace minimaliste où des symboles nous rappellent au mythe : un squelette d’arbre, une marelle dessinée à la craie à même le sol, des feuilles fanées… Sur ce plateau dépouillé, Orphée aveuglé erre en souffrance, presque nu, vulnérable à l’extrême, tentant vaillamment d’échapper au regard d’Eurydice. La sculpturale Marie-Agnès Gillot, un masque de douleur, mêle grands pliés et bras déliés dans une chorégraphie précise, tordue par les émotions. Des mouvements magnifiés par la partition tragique de Gluck autant que par les costumes fluides et vaporeux conçus par Rolf Borzik, scénographe inspiré du Tanztheater. La mobilité de la soie dans les tableaux collectifs (notamment lors du passage violent des Furies) témoigne d’une virtuosité picturale sans équivalent.
Découpé en quatre tableaux (deuil, violence, paix et mort), l’opéra-danse de Pina Bausch n’a pas choisi la version « heureuse » du mythe, mais celle plus sombre où même dans la mort, les amants ne se retrouvent pas. Malgré les supplications du héros (« Tu ne me seras plus ravie, Et la mort pour jamais va m’unir avec toi ! »), le cerbère à trois têtes personnifié par un puissant et géométrique trio de danseurs en tablier de cuir extrait Orphée des bras d’Eurydice. Sur le sol, le rite de la mort peut avoir lieu, il ne reste plus que des corps.
Incontestable chef-d’œuvre, l’‘Orphée et Eurydice’ de Pina Bausch fait partie de ces spectacles qu’il faut avoir vus au moins une fois dans sa vie.