Si certains trouvaient à redire à la position numéro un de 'Seinfeld' dans ce classement, soyons clairs : 'Seinfeld' concentre en neuf saisons tout ce qu'il est possible de faire en humour, avec un génie inégalé. Toutes les séries sans exception lui doivent quelque chose et toutes lui ont piqué à un moment ou à un autre une idée, une vanne, une intrigue. 'Seinfeld' est tout simplement la matrice, le big bang, les tables de la loi de l'humour à la télévision. Aux Etats-Unis, le show a connu un succès que l'on ne soupçonne pas en France (où seules Canal + et Canal Jimmy sur le câble ont diffusé la série), jusqu'à atteindre pour son dernier épisode l'audience monstrueuse de 76 millions de spectateurs ! Un score qui place 'Seinfeld' en troisième position des plus grandes audiences pour un dernier épisode dans l'histoire de la télévision américaine, derrière 'M.A.S.H.' et 'Cheers'. D'autres chiffres ? En 2002, la série a été nommée meilleur programme télé de tous les temps par le magazine TV Guide (plus de 2 millions de lecteurs toutes les semaines quand même) et en 2013 la Writers Guild Of America, puissant syndicat des scénaristes aux Etats-Unis, a décrété qu'il s'agissait de la seconde série la mieux écrite après 'Les Sopranos'. Tout simplement.
Mais si la série créée par Larry David et Jerry Seinfeld s'impose comme un chef-d'œuvre indépassable dans son genre, c'est d'abord parce que son concept, le fameux « show about nothing », est révolutionnaire – il sera d'ailleurs repris par 'Friends' et bien d'autres. Quand la série est programmée pour la première fois sur NBC en 1989, une telle idée n'avait jamais germé auparavant dans la tête d'un scénariste. Il faut dire que les deux créateurs, Larry David, futur auteur et acteur de 'Curb Your Enthusiasm', et Jerry Seinfeld, qui donne son nom à l'émission, ont la vis comica dans le sang. Grâce à un sens aigu de l'observation, ils se servent de leur quotidien, des gens qu'ils connaissent, de leurs expériences personnelles, pour en faire la matière des histoires qu'ils racontent, en laissant aller leur imagination à partir de situations banales. Ainsi, sortir pour chercher une soupe au boui-boui du coin peut se transformer en épisode mythique, tout comme un stylo offert par politesse devient l'origine d'une succession de malentendus. Au réalisme de certains passages s'opposent d'autres plus fantaisistes, où un détail absurde vient gripper la mécanique de la vie quotidienne, à l'image du distributeur de Pez qui provoque une série de rebondissements ou du décor d'émission télé que Kramer découvre à la poubelle et qu'il installe chez lui, devenant du coup l'hôte perpétuel d'une émission fictive.
Autre originalité, Larry David et Jerry Seinfeld s'interdisent tout moralisme et tout sentimentalisme, une règle de conduire résumée par leur motto : "No learning, no hugging." Cette absence de jugement moral leur permet d'aborder des sujets sensibles de façon clinique ou avec dérision. La masturbation, par exemple, est abordée dans l'épisode "The Contest", où chacun des quatre personnages principaux doit se retenir le plus longtemps possible. Ainsi la série ne se refuse rien, allant jusqu'à mettre au chômage l'un des meilleurs personnages, George Costanza, pendant plusieurs saisons ! Chauve, myope, petit, chômeur et enrobé, George apporte d'ailleurs une dimension plus sombre à 'Seinfeld', même s'il reste l'un des éléments comiques les plus efficaces du show. Plus important que tout, la série transpire la bonne humeur et les comédiens semblent prendre un pied monumental à jouer ensemble. Il n'est pas rare de voir Jerry Seinfeld, acteur assez neutre (un peu comme Tintin était une feuille blanche où chaque lecteur pouvait transposer les traits qu'il voulait) sourire ouvertement à une de ses propres répliques ou rire devant la performance d'un de ses camarades, une chose impensable dans la plupart des sitcoms.
La légèreté qui parcourt la série lui confère au final un état de grâce, une audace insensée qui naît de l'envie des auteurs de se fendre la poire, eux, d'abord. Comment expliquer sinon une idée aussi farfelue que faire jouer à Larry David les aboiements d'un chien qu'on ne voit jamais et dont Jerry Seinfeld a la garde ? Comment expliquer le gag où Jerry ne supporte pas les mains trop masculines de sa copine, mains que l'on aperçoit sur des gros plans à mourir de rire, car elles appartiennent clairement à une armoire à glace? Au fil des saisons, une grande complicité s'installe entre le spectateur et les personnages, et les auteurs ont vite compris tout ce qu'ils pouvaient tirer de cette relation. 'Seinfeld' fait donc partie des premiers programmes à avoir su se mettre en abîme, au point de faire rejouer à George et Jerry la création (avortée, cette fois) de la série dans laquelle ils jouent pour de vrai. Plus fort encore, les auteurs se sont amusés à créer des doubles inversés de Jerry, George, Kramer et Newman, dans un épisode où Elaine se fait une nouvelle bande d'amis. De même, quand Seinfeld habite dans l'appartement de Kramer durant quelques jours, il se met soudain à parler, agir et gesticuler comme ce dernier. Série totale donc, sans complaisance, micro-humanité boursouflée de pathologies, de mensonges et de petitesse, pourtant si touchante et parfois géniale, 'Seinfeld' déclenche le rire éternel.