Intimement lié à son lieu d'accueil et à sa dynamique, le festival MO'FO propose cette année encore une programmation sur trois jours et deux scènes (MO' et FO') dans les murs de Mains d'Œuvres. A l'affiche, principalement des découvertes indé (rock, folk, pop, etc.), pour le plus grand plaisir des curieux ; aux commandes, Jiess, directeur artistique sur le festival et programmateur à l'année sur de nombreux événements à Paris et en Province. Nous l'avons rencontré pour évoquer le MO'FO bien sûr, mais aussi son métier et le regard qu'il porte sur l'industrie musicale aujourd'hui.
Time Out Paris : Peux-tu nous présenter le festival pour ceux qui ne le connaîtraient pas encore ?
Jiess (alias Jean-Sébastien Nicolet) : Le MO’FO est le premier événement de diffusion monté à Mains d’Œuvres, en 2002, par Benoît Rousseau (à l’époque responsable de la programmation) et Herman Dune. A l’origine ça s’appelait l’Antifolk festival et c’était centré sur l’esthétique folk américaine. Et puis le projet s’est un peu essoufflé artistiquement, ils retrouvaient un peu toujours les mêmes noms et la scène antifolk est devenue grosse – ça devenait dur de faire venir Smog ou Bonny Prince Billy pour 300 balles… Le projet a ralenti pendant un temps, et puis je suis arrivé à la programmation, et là c’est ma troisième édition, la douzième du festival. Je suis un peu sorti de l’esthétique antifolk, tout en restant sur l’intention de départ qui veut que le MO’FO soit un festival de découvertes, où l’on défend un secteur de l’industrie plutôt indépendant, qui se bat quotidiennement pour mettre en avant des artistes. L’idée étant aussi de mettre en résonnance le festival avec ce qui se passe dans son lieu d’origine, Mains d’Œuvres, un lieu de résidence pluridisciplinaire. L’occasion de montrer les avancées de travail, les réalisations. Et puis le lieu est assez incroyable, y’a plein d’espace, c’est une friche industrielle en réhabilitation perpétuelle, donc l’idée est aussi de s’y balader, prévoir des activités à côté des concerts, des accidents de parcours… Partager dans un lieu vivant, quoi.
Comment tu situerais le MO’FO par rapport à d’autres festivals dits « indés » comme BBMix ou Villette Sonique ?
C’est assez différent. Le BBMix – sur lequel je bosse aussi, avec deux autres programmateurs – représente peu de programmation, on a peu de place en terme de nombre de groupes, on est dans un cadre plus installé (un théâtre avec 600 places assises), c’est plus un jeu de décalage entre le lieu et l’esthétique rock, qu’on affectionne particulièrement. Villette Sonique c’est encore autre chose, notamment pour des questions de moyens. Je le considère un peu comme notre grand frère. Ils ont un budget conséquent, dans le cadre plus institutionnel de la Villette, des jauges d’environ 2 600 places, alors que le MO’FO fait entre 500 et 800 places par jour. Et puis j’ai des tout petits budgets pour bosser sur le MO’FO, pas vraiment des budgets artistiques de festivals mais presque de clubs, alors on doit adapter les choix. L’idée n’étant pas de surpayer les groupes, mais surtout de leur donner l’occasion de jouer dans un lieu particulier, avec une bonne promo et à une période où il ne se passe pas grand-chose. Le positionnement est aussi différent par rapport à VS parce que ça ne se passe pas pendant la même saison, le MO’FO est en janvier alors que VS commence fin mai, avec des concerts en extérieur… Après, esthétiquement, je suis pas schizo non plus, et ce que j’aime peut aussi bien se retrouver au BBMix que dans d’autres programmations.
Justement, comment tu détermines/décides qu’un groupe fera plutôt l’affaire pour le MO’FO ou BBMix, qu’il soit français ou étranger ?
L’avantage, c’est d’être au milieu de tout ça. Au Point Ephémère, il y a environ 200 concerts par an, je bosse avec énormément de producteurs, de labels, etc., donc j’ai aussi des connexions qui me permettent d’avoir des artistes internationaux sur une période où il n’y a pas de tournée, ce qui m’oblige parfois à bidouiller pour faire venir ces artistes-là, à monter des tournées par exemple. Parfois c’est compliqué de les avoir pour une seule date s’ils viennent des Etats-Unis, alors il faut leur proposer d’autres dates. Je bosse à côté pour Imperial Prod (qui s’occupe notamment du festival Les Femmes s’en mêlent), du coup je peux m’arranger pour proposer plusieurs dates aux artistes que je veux vraiment. Cette année il y a plusieurs éditions du MO’FO en plus de Saint-Ouen : une à Metz et une à Tours.
Au niveau des choix artistiques pour l’édition 2013, notamment des styles de musique représentés (en gros, de l’americana au post-punk), comment ça s’est mis en place ? La cohérence est là dès le départ ou il y a des groupes que tu voulais vraiment et puis…
Déjà, j’essaie de tirer les leçons des éditions précédentes. Mon premier objectif était de sortir de l’antifolk, ce qui s’est fait en une édition, avec des bons retours, et puis je me suis servi du terreau des artistes en résidence sur ce lieu pour leur proposer des choses. L’année dernière j’ai voulu marquer un peu plus fortement les esthétiques, y’en a avec lesquels ça a marché, d’autres pas. Ce qui a vraiment marché à chaque fois c’était la soirée punk DIY du samedi avec Cheveu en 2011 ou Frustration en 2012. Je n’ai pas voulu renouveler le parrainage avec un groupe cette année parce que ça crée aussi une contrainte : des fois j’ai vraiment envie de faire venir d’autres groupes (qui ne sont d’ailleurs pas forcément accessibles). En tout cas l’idée était de garder une soirée rock’n’roll un peu destroy, tout en forçant les gens à sortir d’une chapelle musicale : les garageux-punks écoutent des trucs très spécifiques, et j’avais envie de les amener à découvrir d’autres choses en proposant par exemple un peu de krautrock ou des artistes plus performatifs comme James Pants.
Pour la soirée de vendredi j’étais parti sur une autre piste au début, l’idée était d’avoir une grosse tête d’affiche qui porte l’événement et puis finalement j’ai changé le fusil d’épaule. Du coup cette année on met en avant la scène de Tucson (Arizona), dont on parle moins depuis un bout de temps mais qui reste intéressante, et puis j’avais la possibilité d’avoir Howe Gelb [guitariste talentueux et proche collaborateur de Calexico, ndr], ce qui m’a encouragé dans ce sens. Le dimanche on est sur une journée plus familiale, plus posée, où le temps est plus long, ça commence à 17h, il y a des ateliers dans la journée, les gens viennent en famille : là on prévoit quelque chose d’un peu plus mature et adulte, avec des retours de groupes comme Stereo Total ou des types comme Arne Vinzon, dont je pense qu’on va entendre parler et que j’ai découvert au Point Ephémère. Je l’avais programmé un peu par hasard et je me suis pris une claque, c’est un super auteur que j’ai envie de mettre en avant.
Tu évoquais Frustration et Cheveu… Quel regard portes-tu sur la dynamique actuelle de la « scène indé » française, notamment parisienne, autant les labels (Born Bad, Eighteen Records…) que les groupes ?
C’est vrai qu’on a eu un gros retour de la guitare ces derniers temps. Ces dix dernières années, à mon avis il n’y a pas eu de vrai groupe majeur à sortir du lot, à part peut-être les Liars, Sufjan Stevens ou quelques autres. On en est arrivé à un point où n’importe quel type avec un ordinateur et trois bouts de guitare sort un album, ce qui revient un peu à la logique du 45-tours, trois morceaux et c’est parti. Finalement on a un peu oublié le live dans tout ça. Depuis deux-trois ans la guitare est revenue en avant, du coup le rock aussi, on assiste à un retour de mode des années 1990, et en même temps il se passe des choses nouvelles avec des artistes qui tentent des mélanges entre garage, punk, new wave ou grunge, et ça crée une espèce d’émulation. Parallèlement à ça, je trouve qu’il y a quand même pas mal de groupes français intéressants en ce moment, parfois plus captivants que ce qui se fait à l’étranger, des artistes qui prennent le risque d’exister sur scène. Les groupes signés sur Born Bad ou Teenage Menopause vont d’abord jouer dans les clubs, les bars, ils en chient, bouffent de la route. Ils prêtent attention à la relation scénique, ont su se constituer un public et défendre quelque chose.
La question est un peu rebattue, mais j’aimerais avoir ton avis à propos de l’effet d’Internet sur la musique actuelle.
L’économie des supports physiques a chuté, les majors ont passé leur temps à essayer de se battre contre Internet, à dépenser des millions pour avoir des CD watermarkés, empêcher les mp3 de démarrer. Ils ont complètement raté le coche là-dessus, vu que maintenant c’est iTunes, Deezer et compagnie qui ont récupéré la diffusion de musique. D’un autre côté on a eu une flopée d’initiatives individuelles, des démarches DIY à droite à gauche avec des vinyles tirés à 100 copies. La question aujourd’hui est plus du côté de la légitimation : tout le monde peut lancer son blog, après quand tu commences à faire des démarches pour recevoir des disques ou monter des partenariats, tu rentres dans un système plus compliqué, plus pro. Tout l’enjeu en ce moment est de savoir quelle est la place de la pratique pro et celle de la pratique amateur, et comment tout ça peut se mélanger. Moi je ne fais que du live, ça représente une petite partie de la chaîne dans une économie de crise, avec moins de gens qui vont voir des concerts…
Une offre démultipliée aussi…
Exact, donc il faut redonner du sens à tout ça, c’est ce à quoi je travaille depuis des années, c’est mon axe depuis que je suis dans la musique, ne pas juste faire les choses pour les faire. Des événements comme le MO’FO ou le BBMix donnent aussi du sens à une telle démarche, avec une vraie ligne directrice, une vraie identité, pas juste un agglomérat de concerts « à consommer ». Il s’agit de ne pas galvauder le mot « festival », ce qui est déjà largement fait par ailleurs. On a vraiment besoin d’un filtre, d’en retrouver, avant c’était le boulot des maisons de disques, le directeur artistique essayait de sentir ce qui allait marcher, ce qu’il fallait développer. Avec l’ouverture au Web, tout le monde est susceptible d’avoir un avis fortement médiatisé, il faut donc retrouver des prescripteurs.
J’imagine que c’est important pour toi de voir les groupes live avant de les programmer…
Ca reste compliqué de les voir tous en amont. Par exemple les Datsuns je ne les ai jamais vus, mais bon ils ont quand même un peu de boutanche. C’est clair qu’il y une part de prise de risque, je peux être déçu d’une prog que je fais, sans parler forcément du MO’FO mais aussi du travail que je fais à l’année. Après c’est un peu le pari, et puis avec toutes mes casquettes j’ai peu de temps pour aller voir des concerts ailleurs, de temps en temps je vais à l’étranger voir des groupes que je ne connais pas, et puis jc’ai d’autres indices que les concerts pour faire des choix.
Est-ce que tu as des festivals de référence à l’étranger, qui ont pu t’inspirer pour le MO’FO ou BBMix ?
A part les festivals qui sont devenus des institutions comme le Primavera, l’ATP ou le Pitchfork, pour moi les vrais festivals sont ceux où tu fais des découvertes, comme le Guess Who? à Utrecht, où j’étais l’année dernière. C’est un festoche 100 % indé sans tête d’affiche, ça se déroule dans plein de lieux de cette ville étudiante… Un truc assez simple, mais tu te balades en vélo pour aller de scène en scène et l’ambiance joue vachement. Pour moi la mise en contexte est très importante, tu peux avoir un très beau nom dans une salle où ça ne fonctionne pas. Par exemple pour le MO’FO cette année on m’a proposé Toro y Moi, un truc nettement plus électro que ce qu’on fait d’habitude. Je me suis demandé pendant un temps si on ne pouvait pas en profiter pour amener le festival vers autre chose… et au final j’ai abandonné l’idée.
Comment tu décrirais le public du MO’FO ? Est-ce qu’il y a une confiance qui s’est installée et que du coup les gens viennent aussi pour la réputation du festival, son positionnement, et pas seulement pour les groupes à l’affiche ?
Je pars du principe qu’il y a déjà un historique, qu’il y a des types comme moi qui allaient au festival avant, et qui attendent quelque chose de l’événement. Et puis il y a aussi des gens qui adorent redécouvrir le lieu et s’y balader, avec l’idée qu’on vient au MO’FO pour un temps long, on y arrive en fin d’après-midi et on repart à minuit. Et puis on peut aller voir un concert, boire des coups, profiter d’une expo… Vu que les concerts alternent sur les deux scènes (et se chevauchent sur environ 15 minutes), on a toujours une alternative si un groupe ne nous plaît pas. Le public est donc assez diversifié, pas vraiment un public MO’FO. Il faut aller le chercher à chaque fois, même si à mon avis le nom de l’événement et le lieu aident.
Est-ce que tu as des objectifs particuliers pour le MO’FO cette année, aussi bien en terme de jauge qu’artistiquement, des envies particulières ?
Artistiquement il y a forcément des objectifs que je n’atteins jamais, avec des artistes que j’ai envie d’inviter tout le temps, et des fois ça ne se fait pas pour des raisons horribles, des gens qui meurent ou des groupes qui se séparent. Sur les objectifs de jauge, oui, c’est important pour les artistes, pour le lieu. Mains d’Œuvres reste une structure économiquement fragile et le festival est un événement phare de l’année pour eux, autant économiquement qu’en terme de communication, de mise en avant du lieu ; on en parle un peu plus à ce moment-là, ce qui permet d’évoquer les autres activités qui s’y déroulent. Et puis un des objectifs de fond, c’est au moins de ne pas perdre d’argent. En gagner est une autre question…
Au niveau de l’équipe, aussi bien technique que de communication, est-ce qu’un festival comme le MO’FO nécessite un dispositif lourd ?
Vingt-cinq personnes travaillent à Mains d’Œuvres, c’est donc quand même une grosse structure… Moi j’interviens comme conseiller artistique et programmateur là-bas et je viens mettre un peu d’huile dans les rouages, les mobiliser tous sur l’événement pour que personne ne soit lésé et que tout le monde puisse se réapproprier l’événement, ce qui est déjà un gros travail. Après sur la partie technique c’est aussi assez lourd, on est obligé de louer du matos et on bosse avec l’équipe du Point Ephémère. La scène MO’ est déjà installée dans la salle, on y fait juste des ajouts, et la scène FO’ (dans la salle d’expos) est en grande partie gérée par l’équipe du Point Ephémère.
Tu as des contacts avec d’autres programmateurs en France, à l’étranger ?
Oui bien sûr, ce métier me permet d’avoir une place assez centrale dans ce secteur. Après j’aime bien bosser avec de l’associatif où tu fais pas mal de découvertes, des assos comme Arrache-toi un œil (qui présente une expo au MO’FO cette année) ou Yamoy sur Nantes, qui maintenant a tout à fait sa place et fait du complet partout avec des trucs hyper pointus. De mon côté je participe aussi à Musiques Volantes sur Metz, un événement qui a une bonne résonnance maintenant, sur lequel bossent treize programmateurs. Ca change des gros festivals avec un directeur artistique qui fait ses choix depuis son gros fauteuil.
Est-ce que tu as des groupes ou labels à nous recommander parmi tes découvertes récentes ?
Il y a tellement de groupes que j'adore et que je ne peux pas faire venir... Des découvertes j'en ai pas loin d'une par semaine, en ce moment y'a vraiment des trucs hyper intéressants. Je suis tombé amoureux voilà quelques mois de Foxygen, des p'tits jeunes de la west coast US qui font une relecture des Stones et des Kinks avec plein d'effets - je les ai d'ailleurs programmés à la Mécanique Ondulatoire en novembre 2012, c'était super bien. Ils vont passer au Point Ephémère début février. Un autre projet que je viens de découvrir : les Meridian Brothers, signés sur un tout petit label qui fait des rééditions de soul. C'est un groupe espagnol qui fait une espèce de salsa bien psyché, un mélanhge interdit qui fonctionne super bien. Y'a beaucoup de choses intéressantes en ce moment, après ça reste difficile de déterminer ce qui peut tenir la route scéniquement, de trouver des groupes qui aient un vrai répertoire et ne se contentent pas d'un ou deux morceaux réussis. Ces derniers temps à mon avis il y a moins de bons albums mais plus de choses intéressantes par petits bouts. Encore une fois la scène française est plutôt de qualité aujourd'hui, Born Bad est devenu un label de référence et il en existe aussi plein d'autres. La scène bordelaise, celle de Rennes, l'électro de Reims, Clermont... Aux States ça n'arrête pas, même si c'est souvent lié à du buzz, avec un matraquage sur des groupes dont tu n'entends plus jamais parler après. Dans mon boulot je suis sur une temporalité bien différente de celle-là, j'essaie de mettre en relief l'actualité de groupes qui ne font pas forcément l'actualité des médias.