Depuis quelques années, le théâtre du Suédois Lars Norén irrigue les scènes françaises de sa vision cruelle des relations humaines. Pour preuve, les Parisiens peuvent en ce moment choisir entre deux versions de 'Démons', histoire banale de Frank et Katarina qui s'aiment peut-être encore mais ne se supportent plus. L'une, mise en scène au Théâtre du Rond-Point par Marcial di Fonzo Bo et portée par quatre célébrités du cinéma – Marina Foïs, Romain Duris, Anaïs Demoustier et Gaspard Ulliel – oscille entre la comédie de mœurs et le drame lacrymal. L'autre, librement adaptée du texte original par Lorraine de Sagazan, place le spectateur du Théâtre de Belleville au cœur de la petite soirée improvisée par le couple de la pièce pour partager un peu l'ambiance électrique du foyer. On opte sans hésiter pour la seconde, portée par une jeune et talentueuse équipe.
Marcial di Fonzo Bo et ses quatre comédiens ne sont pourtant pas des démons novices. L'an dernier, le metteur en scène réalisait en effet son premier film à partir de la pièce de Norén, qui sera diffusé sur Arte le 2 octobre à 22h45. Avec la même distribution, mais dans une adaptation libre qui lui permettait d'installer l'action dans un vieux château au bord d'une forêt, de faire de Frank le dernier légataire d'une famille aristocratique italienne et de sa femme Katarina une épouse un peu déphasée. Perdue dans un décor qui l'éloigne de son mari plus encore que celui de la pièce d'origine, situé lui dans l'appartement du couple. Pour ses retrouvailles avec le théâtre, le metteur en scène a renoncé au château. Retour donc dans l'appartement. Retour aussi au texte de Lars Norén, joué dans une fidélité parfaite à la traduction de Louis-Charles Sirjacq.
Marina Foïs et ses trois compagnons de scène manquent hélas leur passage du cinéma au théâtre. Et pas qu'à moitié. Ils y perdent toute l'ambiguïté de leur jeu. Dissolvent la tension dramatique de la pièce dans une atmosphère de comédie de mœurs à la vulgarité chic. Marina Foïs est une Katarina à la séduction – très légèrement – enrobée de dentelles et de dessous affriolants et à la larme facile. Romain Duris est un riche salopard en costume Gucci et aux manières de coq agressif. Anaïs Demoustier et Gaspard Ulliel font contraste avec les deux têtes d'affiche par une surenchère de timidité et de gaucherie, habillés façon classe bien moyenne. Tous sont dans la caricature. Dans une interprétation très premier degré de l'écriture de Lars Norén, intéressante justement pour ses multiples niveaux de lecture.
On peut néanmoins reconnaître à ce 'Démons' une qualité : sa cohérence. En parfait accord avec le quartier des Champs-Élysées où trône le beau Théâtre du Rond-Point, la scénographie d'Yves Bernard est à l'image des personnages qui l'habitent : sans âme ni couleurs. Sur un plateau tournant – manière très à la mode de faire des mises en abyme –, un intérieur noir et blanc au luxe minimaliste confirme l'orientation bourgeoise du travail de Marcial di Fonzo Bo. Ce théâtre semble tourner sciemment le dos à la réalité sociale française, dans laquelle l'élite incarnée et visée par les quatre stars du cinéma ne représente qu'une part infime. Lars Norén peut pourtant parler à tous. Lorraine de Sagazan le montre très bien au Théâtre de Belleville.