N'arrivez pas en retard : le spectacle a déjà commencé. Alors que vous vous enfoncez dans votre mœlleux fauteuil rouge, vous réalisez qu'Ivanov est déjà là, sur le devant de la scène. Assis sur un petit tabouret vert abîmé, il vous tourne le dos, la face collée au grand mur de métal planté comme un rideau. Il ne dit pas un mot. Mais sa silhouette voutée, sa tête appuyée contre la façade métallique, ses mains tentant vaguement de s'y agripper, tout dans sa posture crie le désespoir. Lorsque le rideau de fer se lève enfin, on est déjà imprégné de cette atmosphère lourde et morose qu'impose le héros tchekhovien. En un mot anachronique, Ivanov, jeune propriétaire terrien désargenté, est dépressif. Mais en cette fin de XIXe siècle où se déroule l'histoire (écrite en 1887), le personnage éponyme de la pièce de Tchekhov, autrefois rayonnant, « ne se comprend pas lui-même ». A 35 ans, il déclare que tout l'épuise, l'ennuie, que plus rien ne l'émeut. Pas même le sort de sa charmante épouse Anna Petrovna, mourant à petit feu de tuberculose et de manque d'amour. Ni même véritablement la passion que lui voue Sacha, la pétillante fille des Lebedev chez qui il passe toutes ses soirées.
Pour sa troisième adaptation d'une œuvre de Tchekhov (après 'La Mouette' et 'Platonov'), Luc Bondy ne pas fait dans la demi-mesure. L'Ivanov de l'actuel directeur du théâtre de l'Odéon, interprété par Micha Lescot, est sinistre. Le comédien qui incarnait Tartuffe au printemps 2014 (également mis en scène par Luc Bondy) semble ici maigre et lourd à la fois, ne se tient jamais droit et porte inlassablement ce même costume en lin bleu froissé. La longueur du spectacle (3h40, avec entracte) accroît le sentiment d'accablement, si bien que l'on finit par se lasser des jérémiades d'Ivanov. Quant à sa femme, incarnée par Marina Hands (César de la meilleure actrice 2007 pour son rôle dans le film 'Lady Chatterley'), elle fait franchement mal au cœur avec sa mine qui se décompose de scène de scène.
Autour de ce duo tragique, la pièce nous donne à voir une petite bourgeoisie russe dépeinte avec quelques qualités, beaucoup de défauts et d'humour. Dans la salle, on rit, on se délecte de ces figures grotesques admirablement interprétées. Chantal Neuwirth est particulièrement drôle dans le rôle d'Avdotia Nazarovna, cette « vieille chouette » toujours là sans que l'on sache pourquoi. Quant à Christiane Cohendy, on en vient à la détester tant elle se fond parfaitement dans son personnage de mère radine. Au final, 'Ivanov' constitue un mélange des genres réussi. Et si la mise en scène, moderne, fait presque bobo – avec ces maisons aux airs de lofts, ce mobilier mixant luxe et récup, ces jupes longues, ce blouson en peau de mouton retourné –, elle ne perd rien de ce qui fait de ce classique un classique : son intemporalité, ce pouvoir qu'a le théâtre d'envelopper l'universel dans des individualités.