Blow-Up / Antonioni

Exposition Antonioni à la Cinémathèque française

Le cinéaste de la modernité désenchantée s'expose à la Cinémathèque, en précurseur de la culture pop

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Antonioni aux origines du pop : cinéma, photographie, mode

Lors du vernissage presse de cette jolie expo Antonioni, on pouvait, entre un écran projetant la superbe scène finale, explosive, de 'Zabriskie Point' et d'étonnantes peintures abstraites du réalisateur italien, croiser la longue crinière blanche de l'incomparable critique, cinéaste et historien Jean Douchet, en pleine causerie avec Dominique Païni, commissaire de l'exposition, et deux beaux Serge : Kaganski des Inrocks et Toubiana, actuel directeur de la Cinémathèque (et ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma aux côtés de Serge Daney). Alors, en laissant traîner ses oreilles parmi les accords aériens du Pink Floyd de 1970 ('Zabriskie Point', toujours), on a cru capter - avec une curiosité bienveillante - quelques mots de leur conversation, tournant autour de cette étrange ironie du sort qui avait fait mourir Antonioni le même jour que Bergman ; soit le 30 juillet 2007, jour pourri au creux d'un été pourri.

Or, la scène résume assez l'atmosphère ultra-cinéphile qui s'impose à la simple mention du nom d'Antonioni, qui ne va pas sans mettre en jeu une certaine forme de doux fétichisme du dernier âge d'or du cinéma européen, celui des des années 1960/1970. Pourtant, nulle nostalgie, au fond, ne ressort de l'exposition, tant le réalisateur de 'Blow-Up' reste profondément notre contemporain (ce qui apparaît d'ailleurs comme l'angle choisi par Dominique Païni pour cette exposition sous-titrée « aux origines du pop »). Car derrière son inscription, certes marquante, au sein des mouvements de son époque - le swinging London désabusé de 'Blow-Up', les étudiants contestataires de 'Zabriskie Point'... -, Antonioni demeure le cinéaste essentiel de l'incertitude, de l'instabilité, de l'évanescence. Fugacité sentimentale, chaos du désir, impasse du politique. Dérèglement climatique. Ou l'urgence intime, sèche, de tout simplement foutre le camp, la stupeur d'une vie évadée, indifférente, glissée entre les doigts.

« Le monde est aujourd'hui menacé par un grave déséquilibre entre une science qui se projette consciemment vers l'avenir [...] et un monde moral raidi, figé, que nous considérons tous comme tel et que, pourtant, nous concourons tous à préserver par lâcheté ou par paresse », déclarait le réalisateur en 1960, au Festival de Cannes, alors que 'L'Avventura' déchaînait les passions. Ce cri muet de l'âme moderne, écartelée et indécise, Antonioni a certainement su l'exprimer mieux que tout autre. En particulier à travers le regard et le corps de son actrice-fétiche, l'inquiète et solaire Monica Vitti. Et les reliques, émouvantes et inattendues, que nous présente cette exposition à la Cinémathèque (photos des tournages, brouillons de scénario, extraits de films, projets annexes, essais de peinture, documents d'époque, sources d'inspiration variées) ne vont pas sans rappeler, régulièrement, la beauté bipolaire de la comédienne, que ce soit à travers une superbe affiche vintage de 'L'Avventura' ou des bouts d'essai pour 'Le Désert rouge' - qui, à eux seuls, valent largement le détour.

Le désenchantement au cœur même de la pop culture, le grand canyon de l'intériorité derrière le psychédélisme coloré des guitares électriques, l'indépassable solitude parmi la foule, le jeu des mirages au sein du prétendu réel... Toute l'originalité de l'exposition tient ici à sa volonté d'actualiser notre vision d'Antonioni, esthète du vide, de l'absence, des angles morts (ce pour quoi on le connaît depuis longtemps), mais dans une perspective nouvelle, au beau milieu de références culturelles populaires, réputées ludiques ou joyeuses. Seulement, comme souvent lorsqu'une exposition se concentre sur le travail d'un cinéaste, un sentiment de manque accompagne sa sortie : le besoin pressant de revoir les films dans toute leur densité. Retrouver le soleil accablant et la dérive de 'Profession : reporter', le clapotis des vagues sur l'île de 'L'Avventura', ou l'érotisme trouble d'une cale de bateau, arrimé au quai du 'Désert rouge'. Ce qui tombe bien, puisque la Cinémathèque les projette tous. Parfait pour se mettre en jambes, avant de se perdre dans les soirs bleus d'été.

>>>> Exposition Antonioni aux origines du pop : cinéma, photographie, mode
Du 9 avril au 19 juillet 2015, à la Cinémathèque française

  • Cinéma
  • Comédie
  • 5 sur 5 étoiles
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L'Avventura
L'Avventura
« Hier soir, nous avons vu le plus beau film jamais projeté dans un festival. » Signée, entre autres, par Roberto Rossellini et André S. Labarthe (ainsi que par de nombreux journalistes), cette déclaration d’amour et de soutien à ‘L’Avventura’ vient au lendemain de sa projection houleuse en 1960 au Festival de Cannes, où le film fut abondamment hué. Il faut dire que ‘L’Avventura’ marque un impressionnant bon en avant vers la modernité – auquel le public n’était sans doute pas préparé – en proposant peu ou prou ce que Flaubert théorisait sur le plan littéraire avec ‘Madame Bovary’ : dilatation de la temporalité, refus des structures dramaturgiques classiques, remplacement de l’action par des flux sensoriels, émotifs ou psychologiques, mise en avant de l’intériorité…

Véritable manifeste esthétique et (anti-)narratif, ‘L’Avventura’ s’oganise d’abord autour du personnage d’Anna (Lea Massari) et de son fiancé Sandro (Gabriele Ferzetti), partis avec leur bande d’amis sur la petite île de Lisca Bianca, au nord de la Sicile. Mais au bout d’une demi-heure, l'apparente héroïne du film disparaît. Sa meilleure amie, Claudia (Monica Vitti) se lance alors à sa recherche, accompagnée de Claudio, avec lequel elle vivra d’étranges moments de complicité, de réconfort, de sensualité, mais aussi – et surtout – d’incompréhension.

Evoquant les « personnages en quête d’auteur » de Pirandello, ou encore la réflexion sur la distanciation et l’éthique chez Brecht, les personnages de ‘L’Avventura’ errent entre leurs désirs contradictoires et l’impossibilité de les exprimer à travers le langage. C’est donc la caméra qui, ultime dépositaire du réel, va tenter de rendre compte des mouvements sensibles, intérieurs, de ces anti-héros. Sublime de fragilité, Monica Vitti, ainsi filmée par Antonioni, reste à cet égard l’une des visions les plus magiques de l’histoire du cinéma, semblant ici inventer une féminité nouvelle au cinéma : d’une beauté froide, mélancolique et sauvage, bouleversante devant l’impossibilité de dire ou cadrer le désir. Tourné il y a plus d’un demi-siècle, ‘L’Avventura’ n’a rien perdu de son acuité dans l’observation de l’évanescence des sentiments et de leur incommunicabilité. Et ce n’est pas Tinder qui risque d’arranger les choses.
  • Cinéma
  • 5 sur 5 étoiles
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Blow-Up
Blow-Up
Londres, 1966. Désamorçant dès l’origine la légende du fameux Swinging London, la caméra d’Antonioni s’attache ici à un photographe de mode frustré et arrogant (David Hemmings) qui, en agrandissant la photo a priori banale d’un couple prise dans un parc, croit y découvrir un cadavre, caché derrière un buisson.

S’inspirant d’une nouvelle de Julio Cortázar (‘Les fils de la Vierge’ qui, pour sa part, se déroule à Paris), ‘Blow-Up’ s’en détache assez pour développer une réflexion puissante sur le pouvoir fascinateur des images et l’incertitude du regard, mais aussi dresser une critique visionnaire du caractère mythique de la pop-culture, mêlant vanité et rapports de force du milieu de la mode et détournement des clichés du rock – en particulier à travers une séquence d’anthologie mettant en scène les Yardbirds (époque Jimmy Page), où l’on voit Jeff Beck détruire sa guitare par simple lassitude, puis la balancer nonchalamment à un public médusé, passant subitement de l’hébétude à l’hystérie.

Superbement photographié (ce qui tombe bien, vu la profession de son héros), le film joue avec brio sur les apparences sensibles et la porosité qu’elles entretiennent avec l’imaginaire. Se terminant sur une inoubliable et poétique partie de tennis jouée par des mimes, ‘Blow-Up’ demeure l’une des pierres angulaires de l’œuvre d’Antonioni, qui aura largement inspiré le cinéma américain de Francis Ford Coppola (‘Conversation secrète’, 1974) ou Brian de Palma (‘Blow Out’, 1981). Certainement l’un des films les plus incontournables du cinéaste italien, somptueusement songeur et minimaliste.
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  • Cinéma
  • Drame
  • 5 sur 5 étoiles
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Profession : reporter
Profession : reporter
Comme souvent chez Michelangelo Antonioni – en particulier dans ‘Blow-Up’ et ‘Zabriskie Point’, ses deux autres grands films internationaux –, le pitch de ‘Profession : reporter’, à la fois simple et intriguant, paraît lorgner vers le polar pour mieux s’en défaire, le transformant bientôt en une méditation sur l’éphémère densité des sentiments et le vertige existentiel.

Ici, un journaliste américain, David Locke (Jack Nicholson, brillant de sobriété lasse), se trouve chargé d’enquêter au fin fond de l’Afrique, où un concours de circonstances l’amène à changer d’identité en prenant celle d’un homme lui ressemblant étrangement, retrouvé mort dans une chambre d’hôtel. Laissant derrière lui son nom, sa personnalité, son travail et sa femme, David décide alors de suivre l’emploi du temps du disparu, qu’on découvre peu à peu mêlé à de bien louches affaires. En parallèle, l’ancien reporter croise une jeune femme mystérieuse et sauvage (Maria Schneider, d’une sensualité bouleversante sous la caméra d’Antonioni, trois ans après ‘Le Dernier Tango à Paris’), qui l’accompagnera dans sa dérive.

Des films sur l’errance et la perte de repères, on peut dire qu’il y en eut moult (en particulier, ces dernières années, chez les descendants d’Antonioni comme Claire Denis, Nuri Bilge Ceylan, Wim Wenders, Lisandro Alonso ou Gus Van Sant) et qu’une immense part du cinéma des années 1960/70 creusait également ces thèmes : ‘Easy Rider’ de Denis Hopper, ‘La Balade sauvage’ de Terrence Malick, ‘Macadam à deux voies’ de Monte Hellman… Pourtant, sans doute plus que tout autre, ‘Profession : reporter’ reste l’expression la plus viscérale, flottante et dénudée de la fuite de soi-même, physique et psychologique, et de la démission d’une identité aliénée qui se fond peu à peu dans les atmosphères, la géographie, l'indifférence des ruines et du désert. L'un des sommets d'Antonioni et du road-movie.
  • Cinéma
  • Comédie
  • 4 sur 5 étoiles
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Le Désert rouge
Le Désert rouge
L’incapacité à communiquer authentiquement – ne parlons donc même pas de « communier » – que ce soit sur le plan social, sur celui des sentiments ou de la sensualité : voilà en peu de mots ce désert intérieur qui hante la modernité cinématographique d’Antonioni. Non-lieu métaphorique, existentiel et intime, le désert se retrouve souvent, et logiquement donc, comme décor chez le cinéaste italien (au début de ‘Profession : reporter’, dans toute la deuxième partie de ‘Zabriskie Point’…). Pourtant ici, nul « désert » malgré le titre du film : l’histoire – tellement décharnée, en lambeaux, qu’on ose à peine lui donner ce nom – se situant dans une ville portuaire ultra-industrialisée du nord de l’Italie. En revanche, du « rouge », ça, il y en a… Et du vert, du gris… Beaucoup de gris, en fait.

Premier film en couleurs d’Antonioni, ‘Le Désert rouge’ (dont le titre tient à un jeu de mots sur une toile de Matisse, ‘La Desserte rouge’) pourrait s’assimiler à un essai sur celles-ci, extrêmement pictural, où le réalisateur joue sur les chromatismes visuels pour traduire les mouvements intérieurs de ses personnages. Mettant à nouveau en scène Monica Vitti, plus belle et paumée que jamais, le film oppose la sensibilité introspective de son héroïne à la froideur de la mécanique sociale, au machinisme des relations humaines. Evanescente, rongée par le néant, malheureuse en couple, cette mère d’un petit garçon erre d’un univers à l’autre, au hasard de sa mélancolie et de ses rencontres. Des séquences troubles, parfois énigmatiques, chargées d’accablement moral ou d’érotisme sinueux, se succèdent ainsi, contemplant la beauté d’une psyché au bord de l’effondrement. Certainement l’un des films les plus hermétiques d’Antonioni, mais aussi l’un de ses plus beaux – et son plus radical.
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  • Cinéma
  • Action & aventure
  • 4 sur 5 étoiles
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Zabriskie Point
Zabriskie Point
Tourné en 1969 à travers la Californie, ‘Zabriskie Point’ partage avec ‘Blow-Up’ une même puissante intuition topologique de l’émergence des mouvements culturels. Quittant le Londres du milieu des années 60 pour la vallée de la Mort, Antonioni passe avec ce film de l’Europe aux Etats-Unis, de la mode pop aux mouvements estudiantins de la contre-culture U.S, des débuts du rock (avec les Yardbirds) au psychédélisme du Grateful Dead, de la frustration pré-68 à l’utopie hippie. Témoin de son temps, Antonioni l’est aussi – surtout – de ses impasses.

Fuyant vers le désert pour échapper aux forces de l’ordre, craignant d’être accusé d’un crime qu’il n’a pas commis, Mark (Mark Frechette), un étudiant contestataire, croise sur sa route une jeune femme, Daria (Daria Halprin), elle aussi en fuite après avoir quitté son travail. Ils traceront la route ensemble et, dans l’une des scènes les plus fameuses du film, feront l’amour au beau milieu du désert. A la fois politique et introspectif, naïf et distancié, ‘Zabriskie Point’ a une place à part dans l’œuvre d’Antonioni, étant probablement son long métrage le plus accessible, servi par la musique psychédelique de Pink Floyd et du guitariste Jerry Garcia.
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