On a rencontré Chloé Charles et Maddalena Spagnolo avant leur grand dîner solidaire chez Ernest
© Ernest
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On a rencontré les cheffes Chloé Charles et Maddalena Spagnolo avant leur grand dîner solidaire chez

Deux cheffes, une même vision : celle d’une cuisine engagée, aussi généreuse que réfléchie. Avant leur grand dîner solidaire chez Ernest, on a causé cuisine anti-gaspi, transmission et amour du bon produit avec Chloé Charles et Maddalena Spagnolo.

Marine Delcambre
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D’un côté, Chloé Charles, cheffe engagée et papesse de l’anti-gaspi chez Lago. De l’autre, Maddalena Spagnolo, cheffe de Chez Ernest, où elle met en pratique chaque jour les principes de la cucina povera (la débrouille à l’italienne : une cuisine populaire, futée et généreuse, qui transforme trois fois rien en festin sans rien jeter) et de la solidarité alimentaire. Les deux se sont rencontrées lors de l'édition 2024 de Cheffes!, le festival culinaire et solidaire au profit de l’association de solidarité alimentaire Ernest dont Time Out est partenaire cette année. Leur terrain de jeu commun ? Un menu pensé à deux, servi le temps d’une soirée chez Ernest (forcément), restaurant aussi militant que gastronomique. On les a rencontrées avant ce grand dîner-événement prévu pour le mardi 25 mars prochain.

Vous vous êtes rencontrées lors de Cheffes! Paris 2024. Qu’est-ce qui vous a marqué l’une chez l’autre lors de cette première rencontre ? 

Chloé Charles : "On a partagé le même stand avec Maddalena lors de Cheffes! Paris 2024 et, même si la météo sur le pont du Mazette nous a compliqué la tâche, on a bien rigolé. J’en garde un excellent souvenir. C’est toute la force de ce festival : il nous permet de rencontrer et d’échanger avec d’autres cheffes que l’on ne connaît pas forcément, ce qui est parfois difficile à faire avec nos vies bien remplies en restauration."

Maddalena Spagnolo : "C’était une rencontre inspirante, oui. La pluie nous est tombée dessus, mais Chloé est restée concentrée sur sa cuisine avec une joie communicative, transformant ce moment en une belle expérience. J’ai aussi découvert une cuisine à la fois gracieuse et généreuse, ce qui m’a donné envie d’explorer davantage son univers. Et puis, son regard vif et pétillant m’a beaucoup marqué."

Qu’est-ce qui vous a plu dans l'idée de collaborer pour ce dîner à quatre mains ?

Chloé Charles : "C’est toujours enrichissant de sortir de sa cuisine et d’échanger avec des personnes qui ont une autre vision de la cuisine. J’aime beaucoup l’approche de Maddalena, et c’était aussi une belle occasion de passer du temps avec quelqu’un que j’aimerais mieux connaître. En restauration, on a souvent cette sensation d’amitiés manquées : on croise des gens, on s’entend bien, mais on manque de temps pour se revoir !"

Maddalena Spagnolo : "Et puis, je suis avide d’apprendre et de découvrir d’autres manières de faire. Chloé, par son tempérament et sa simplicité sincère, me donne envie de partager ce quatre mains, car je me retrouve beaucoup dans cette idée que 'simple is not easy'."

Comment avez-vous imaginé le menu de ce dîner ? Y a-t-il une idée ou un plat qui vous tient particulièrement à cœur ?

Maddalena Spagnolo : "Le menu est né d’une discussion plus large sur notre vision de la cuisine, et petit à petit, le jeu s'est fait naturellement. J’ai aimé suivre le cheminement de pensée de Chloé pour comprendre comment elle construit ses menus. D’assiette en assiette, nous avons composé ensemble."

Chloé Charles : "Ce n’est pas toujours le cas lorsqu’on prépare un dîner comme celui que l’on va servir chez Ernest mardi 25 mars. Cette fois, c’est un vrai quatre mains. On n’a pas simplement alterné nos plats : on s’est vraiment assises ensemble pour réfléchir à ce qu’on avait envie de cuisiner. Comme on ne se connaissait pas très bien, au début, on était un peu timides, chacune voulant laisser l’autre s’exprimer. Mais dès qu’on a commencé à parler cuisine, la discussion a été très fluide et, au final, on a imaginé des plats que nous n’aurions jamais conçus seules. J’aime particulièrement l’idée du plat de viande : associer une viande grasse avec une salade bien assaisonnée, c’est quelque chose que j’adore manger."

On a rencontré Chloé Charles et Maddalena Spagnolo avant leur grand dîner solidaire chez Ernest
© Victoire Terrade

Chloé, votre cuisine prône l’anti-gaspillage et une approche durable. Maddalena, vous mettez en avant la cucina povera et le respect des produits. Comment vos philosophies culinaires se rencontrent-elles dans ce menu ?

Chloé Charles : "On a toutes les deux une vision similaire de la cuisine. La cucina povera et l’approche anti-gaspillage sont des pratiques anciennes. Ça peut sembler nouveau, mais ce sont en réalité des principes qui répondaient à une logique évidente pour nos arrière-grands-parents. On mangeait moins de viande, on achetait ses produits au marché du coin, ils étaient forcément de saison, car le hors-saison n’existait pas, et, bien sûr, on veillait à tout utiliser."

Maddalena Spagnolo : "Chloé a raison, nos cuisines ne sont pas si éloignées, elles s’inspirent toutes les deux du bon sens. Le jeu sur les contraintes fait partie intégrante de nos visions respectives : la saisonnalité, le coût des produits et le défi d’utiliser et de transformer chaque ingrédient pour en tirer le maximum de son potentiel. C’est un exercice que j’aime particulièrement pratiquer."

Y a-t-il une technique ou un ingrédient que vous avez découvert chez l’autre en travaillant ensemble ?

Chloé Charles : "Le gnocco fritto et les gnocchetti au sarrasin sont des éléments que Maddalena a apportés. De mon côté, je lui ai fait découvrir la purée soubise, une purée d’oignons liée au riz."

Maddalena Spagnolo : "Une belle nouveauté pour moi, et j’ai aussi très hâte de suivre la préparation du poisson en cuisson à l'huile !"

Maddalena, en tant que cheffe de Chez Ernest, vous incarnez au quotidien les valeurs de cette cuisine solidaire. Chloé, en quoi ce modèle résonne-t-il avec votre propre engagement culinaire ?

Maddalena Spagnolo : "Cuisiner, c’est un acte culturel et politique. Chez Ernest, on offre un autre regard sur l’alimentation. Travailler les légumes, c’est apprendre à manger différemment et donner de la valeur à ce qui, dans la culture contemporaine, en manque. Le bio français et local, c’est important. Privilégier ces produits, c’est soutenir des personnes qui font des choix éthiques, comme nous."

Chloé Charles : "Le positionnement de mon restaurant Lago est gastronomique, donc j’ai conscience qu’il n’est pas accessible à toutes les bourses. C’est aussi pour ça que je donne de mon temps et que j’essaie de porter une vision solidaire de notre métier. C’est naturel pour moi d’être bénévole pour ce dîner Chez Ernest. Dans une entreprise, on ne fait pas tout pour gagner de l’argent. Je ne peux pas dire oui à tout, mais je pense à cet équilibre."

Le principe de "chaque repas payé en finance un autre" est au cœur du modèle de Chez Ernest. Comment percevez-vous l’impact de ce type d’initiatives dans le paysage gastronomique actuel ?

Maddalena Spagnolo : "Ça fait sens. C’est une cuisine intéressante, dans un cadre ouvert, accessible à tous les publics, avec une équipe riche par sa diversité. Faire à manger, c’est toujours politique. Ici, on envoie des repas pour l’aide alimentaire, on a un système vertueux. Ernest, c’est une brique dans un écosystème qui nourrit clients et habitants du quartier."

Chloé Charles : "Oui, et je pense qu'il est important de montrer que ce sont des modèles économiques qui peuvent être viables. On n’a pas tous vocation à ouvrir des restaurants solidaires, mais je pense que l’on peut s’en inspirer. On dit souvent qu’utiliser sa carte bancaire, ça revient à voter. C’est important de contribuer à faire fonctionner un restaurant comme Chez Ernest quand on le peut. Et en dehors de la partie financière, c’est primordial d’avoir des endroits où tout le monde est bienvenu et où tous les milieux sociaux peuvent se mélanger, surtout dans une grande ville comme Paris."

Quelles seraient, selon vous, les premières mesures à mettre en place pour que cela devienne une norme ?

Chloé Charles : "Il y a beaucoup de choses à faire. Le principe des cafés suspendus [une tradition venue de Naple ; lorsqu'une personne achète un café, elle en paie deux—un pour elle, et un second en "suspens" pour quelqu'un qui n'en aurait pas les moyens, ndlr] par exemple, c’est très important. Ce n’est pas facile pour tout le monde, et beaucoup sont déjà impliqués. Je pense par exemple aux restaurants qui collectent le Pourmanger Ernest. Si chacun prenait le temps de régulièrement nourrir des personnes du quartier, tout le monde s’en porterait mieux, sans que ça devienne une norme obligatoire, juste l’envie de prendre soin de son voisinage, y compris des personnes qui sont à la rue ou qui n’ont pas les moyens."

Maddalena Spagnolo : "Le Pourmanger, comme dit Chloé, est un acte important de mobilisation citoyenne, qui permet d’agir localement et de manière très factuelle sur la qualité de vie de personnes invisibilisées. Prendre soin les uns des autres, c'est un signe de bonne santé de la société, à mon avis."

Maddalena, vous coordonnez chaque semaine la préparation de centaines de repas pour l’aide alimentaire avec une équipe de bénévoles et de cuisiniers en reconversion. Quelles sont les principales difficultés et les plus grandes satisfactions de ce travail ?

Maddalena Spagnolo : "Pour moi, l’aide alimentaire et le restaurant, c’est la même démarche, avec les bénévoles ou mon équipe. L’aide alimentaire, c’est un travail d’équipe, et surtout les incroyables bénévoles qui la cuisinent. Mon rôle, c’est qu’ils aient de bons produits et soient bien accompagnés par toute l’équipe salariée. Je dois me mettre à la place des autres pour concevoir des menus adaptés. J’aime voir les équipes évoluer, se professionnaliser. Nous avons travaillé plusieurs mois pour accompagner notre commis vers un niveau bistronomique, en simplifiant les techniques tout en affinant les goûts. Voir la confiance s’installer sans crier ni agressivité, c’est doux, comme ma cuisine. La cuisine de mémoire, la cucina povera, est cohérente avec les enjeux de coûts."

Chloé, vous avez toujours défendu une approche plus responsable et engagée de la cuisine. En tant que cheffe, comment fait-on pour réconcilier gastronomie et accessibilité sans faire de compromis sur la qualité et le goût ?

Chloé Charles : "La manière dont j’y arrive aujourd’hui, en tout cas le compromis que j’ai trouvé, c’est en me créant la vie professionnelle idéale avec Lago, qui me permet de faire un éventail de projets très différents. Je prends autant de plaisir à faire des galettes-saucisses sur les quais de Seine pendant les JO qu’un menu gastronomique pour dix personnes lors d’une privatisation chez Lago. Tout le monde ne peut s’offrir une privatisation chez Lago, et il est important pour moi d’avoir du temps à allouer à des moments de cuisine plus accessibles, qui parlent à un plus grand nombre."

On a rencontré Chloé Charles et Maddalena Spagnolo avant leur grand dîner solidaire chez Ernest
© Sélune (Le Relais des Chef.fe.s - Septembre 2024)

Selon vous, comment sensibiliser le grand public à ces initiatives et leur donner envie de soutenir des restaurants solidaires comme Chez Ernest ?

Chloé Charles : "Avec sa cuisine, Maddalena montre qu’un restaurant solidaire peut tout à fait être un restaurant bistronomique. Il faut sortir des schémas qu’on peut avoir en tête, et ce dîner Chez Ernest permet de rappeler ça. C’est avant tout un restaurant, un restaurant où on mange bien, et en plus, c’est un restaurant solidaire. Les initiatives comme le festival Cheffes! sont aussi un temps fort dans l’année pour montrer que gastronomie et solidarité peuvent aller de pair."

Maddalena Spagnolo : "Ernest, c’est un projet unique dans son genre, et sa cuisine aussi. On fait de notre mieux pour surprendre et enthousiasmer nos clients, car on est avant tout un restaurant qui fait de l’accessibilité au bon sa philosophie dans l’assiette. J’essaye de sensibiliser à la cuisine végétale, c’est une mission plus personnelle que je me suis donnée, sans jamais oublier la gourmandise."

cinquième édition du festival CHEFFES! à Paris
© Cheffes!

La précarité alimentaire est un enjeu majeur aujourd’hui. Pensez-vous que la cuisine peut être un levier de changement social ?

Chloé Charles : "La cuisine rassemblera toujours, en ce sens, c’est un levier de changement social, mais il faut garder en tête que pour cuisiner des produits frais de saison, il faut avoir du temps, de l’espace et du matériel. Malheureusement, ce n’est pas le cas pour tout le monde. Pour œuvrer à ce changement, un restaurant comme Chez Ernest est primordial."

Maddalena Spagnolo : "La précarité alimentaire est un drame. Avec toute cette production et l’approche élitiste du bio, l’accès au bien manger est de plus en plus complexe à tous les niveaux de la société. C'est difficile de garder le cap du bien manger, c'est pour ça que chez nous, on entend la cuisine comme une forme de militantisme, car manger bio, bon et accessible doit être un droit fondamental, en plus de collaborer avec des producteurs qui partagent nos valeurs."

Quels sont les stéréotypes ou idées reçues sur la cuisine solidaire et durable que vous aimeriez déconstruire ?

Maddalena Spagnolo : "Je crois à la construction plus qu'à la déconstruction : construire de nouveaux modèles de travail d'équipe, rendre le bon accessible, pouvoir émerveiller les bénéficiaires dans notre restaurant – encore plus que les clients habituels. Je crois en ces changements silencieux, ces petits actes d'empathie et de compassion dans le cadre d’un travail souvent dur et épuisant. Tout ça, à un moment ou à un autre, on le ressent dans l’assiette et dans le lieu."

Ernest ne se limite pas à la cuisine : le restaurant organise aussi des événements culturels et artistiques. Pensez-vous que la cuisine et la culture sont indissociables dans la lutte contre l’exclusion ?

Chloé Charles : "Je pense que la cuisine et la culture sont indissociables pour lutter contre l’exclusion ; la nourriture, c’est souvent la première manière de se rencontrer, quand on voyage par exemple. On se demande d’abord ce qu’on mange, et ensuite, on chante, on danse. C’est la porte d’entrée vers beaucoup de joie, et c’est comme ça qu’on découvre le mieux d’autres cultures."

Maddalena Spagnolo : "Chez Ernest est un lieu qui fait de l’inclusion sa marque de fabrique. La culture n’est pas toujours associée à l’inclusion, mais la culture du vivre-ensemble, c’est quelque chose qui nous tient à cœur. Et la culture, c’est aussi la cuisine. Le soin mis dans l’assiette est, pour moi, une démarche culturelle. Ernest permet à plus de 130 familles, habituées des centres d’action sociale ou d'hébergement parisiens, de recevoir chaque semaine un colis alimentaire de produits frais, bio et locaux. Elles ont ainsi le choix de cuisiner selon leurs traditions. En plus, chaque semaine, 500 repas sont cuisinés pour des personnes à la rue, qui n’ont donc pas de cuisine et n’ont pas le choix de ce qu’elles mangent. Nous prenons soin de transmettre une culture culinaire qui évolue en fonction des bénévoles et des chefs encadrants"

Maddalena, vous formez une équipe en reconversion et vous privilégiez un modèle sans coupure avec une égalité salariale. Est-ce un modèle difficile à mettre en place dans la restauration ?

Maddalena Spagnolo : "Ce modèle exige une grande prise de responsabilité et une attention constante, mais il valorise chaque personne à son poste. C’est un choix conscient : on laisse quelque chose, mais on le récupère ailleurs, à travers l’humain et une relation bienveillante au travail. Pour ma part, j’y trouve une vraie satisfaction et plus de temps pour moi."

Chloé, vous avez beaucoup travaillé sur la transmission des savoir-faire et l’éducation culinaire. Comment voyez-vous l’évolution des pratiques dans les brigades aujourd’hui ?

Chloé Charles : "Ça évolue, et c’est une très bonne chose, même s’il reste des lacunes. Le monde du travail est en transition, le regard sur le métier change, et c’est positif. Il faut repenser les modèles de restaurants pour que la restauration indépendante tienne sur la durée et que la transmission du savoir perdure. De plus en plus de chefs s’y attellent, et c’est essentiel pour préparer le terrain à la génération qui arrive."

Maddalena Spagnolo : "Grâce à des cheffes comme Chloé, la restauration progresse. Cela demande du travail, mais c’est une voie plus humaine et apaisée. On essaie de privilégier la bienveillance et la communication positive, même quand ce n’est pas facile. J’aime voir les équipes évoluer, gagner en professionnalisme. Voir la confiance s’installer sans cris ni tension, c’est doux, comme ma cuisine."

Où ? Chez Ernest, 4 Imp. de Joinville, 75019 Paris
Quand ? le 25 mars 2025
Combien ? menu en 
5 temps, 70 euros
Réservation indispensable par ici, places limitées.

Tout ce qu'il faut savoir sur l'édition 2025 du festival Cheffes!

  • Dans nos Assiettes

D’habitude, le soir, Chez Ernest, ça part en assiettes à picorer (notamment des pizzettes au levain ciselées par Vitor Castro le pizzaiolo), mais le 25 mars, changement de braquet. Maddalena Spagnolo, la cheffe de cuisine  (et sa superbe formule déjeuner pas chère à 19 €), sera aux fourneaux pour un dîner classieux à quatre mains. Elle va cuisiner avec Chloé Charles, ex-Top Chef et taulière de Lago, pour un repas en quatre temps (et amuse-bouche !) inspiré de la cucina povera italienne

  • Que faire
  • Évènements & festivals

Dîner pour la bonne cause, ça vous dit ? Dimanche 18 et lundi 19 mai prochains, cap sur la très cool péniche Mazette ! Le lieu culturel flottant accueillera Cheffes!, banquet féministe, solidaire et festif mitonné aux petits oignons par l’association de solidarité alimentaire Ernest, en partenariat avec Time Out et l’association Bondir.e. Au total, 800 participant(e)s, 10 stands, et un menu en 5 temps (avec option végé’, bien sûr).

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