Dans le monde du cinéma, Christopher Nolan constitue un pont singulier entre films grand public et vision d'auteur. A 44 ans, le réalisateur né à Londres est parvenu à renouveler brillamment le genre du film de super-héros avec sa trilogie 'The Dark Knight', sans jamais se départir de l'intelligence affûtée de ses premiers longs métrages, tels 'Memento' ou 'Insomnia'. Avec 'Interstellar', il emmène aujourd'hui Matthew McConaughey et Anne Hathaway à travers l'espace, pour un voyage homérique au cours duquel deux astronautes doivent trouver une nouvelle planète où héberger une humanité en danger d'extinction. Rencontre avec le réalisateur à Los Angeles. Lire notre critique d''Interstellar'.
Time Out : Vos films sortent désormais systématiquement entourés d'énormément de rumeurs, de ouï-dire. Vous y êtes-vous habitué ?
Christopher Nolan : Ce n'est jamais évident. A force de profiter de la hype, on a toujours l'impression de créer des attentes démesurées, irréalistes. Mais en fait, il n'y a qu'une seule manière de vendre un film aussi imposant : c'est de dépenser un énorme paquet d'argent, et de faire du bruit aussi fort et longtemps que possible. Evidemment, ça reste impressionnant.
On vous décrit souvent comme le « mystérieux » Christopher Nolan. Et depuis quelques mois, on parle du « mystérieux » 'Interstellar'. Pourtant, vous n'avez pas l'air particulièrement énigmatique...
Je sais ! En général, on me questionne sur le mystère qui m'entourerait alors que j'en suis à ma quatre-vingtième interview consécutive ! Que dois-je faire de plus ? Il faudrait que je me mette littéralement à poil ? Mais enfin, je me suis fait à cette réputation. Au fond, tout ce qui accroît la curiosité pour un film a un effet positif. L'attente n'en est que plus forte. L'anticipation est une part essentielle de la mise en scène : on ne peut l'ignorer qu'à ses risques et périls.
Vos films témoignent d'une grande confiance envers le public et semblent le considérer comme plus intelligent que pas mal d'autres films. Vous sentez-vous une responsabilité à cet égard ?
J'estime avoir une grande responsabilité, dans le sens où l'on m'offre des opportunités pour lesquelles d'autres réalisateurs seraient prêts à tuer. Il faut bien que cela serve à quelque chose. Je pense qu'aussi longtemps qu'on travaille avec sincérité, les gens le ressentent et le respectent. Mon attitude vis-à-vis du public est d'ailleurs très simple. Je suis le public. Nous sommes le public. Dès que j'entends parler, lors de réunions ou en studio, d'une dichotomie entre eux et nous, je trouve ça ridicule.
Avez-vous jeté un œil à 'Gravity' l'année dernière, alors que vous étiez en plein travail sur votre propre film de science-fiction ?
J'ai admis, penaud, à Alfonso [Cuarón, le réalisateur de 'Gravity'], alors que nous dinions ensemble lors d'une remise de prix l'an dernier, que j'étais probablement l'unique personne à ne pas avoir vu son long métrage. Je lui ai expliqué qu'il m'était impossible de regarder un autre grand film de SF alors que j'étais en train de bosser sur le mien. Mais je suis impatient de le voir, d'ici un mois ou deux, je pense. Pour l'instant, j'ai encore l'impression d'être en train de terminer 'Interstellar'.
Est-ce que vous réalisez les longs métrages que vous auriez envie de voir ?
Oui, absolument. Mais mes goûts sont assez ouverts en termes de cinéma. A mon sens, il faut tomber amoureux de l'expérience que le film constituera pour les spectateurs. C'est essentiel.
Est-ce que vous regardez toujours autant de films qu'auparavant ?
Oh, oui ! Mais je passe par une période de jachère lorsque je travaille. Je me concentre exclusivement sur le processus dans lequel je me trouve. Je peux évidemment revoir d'anciens films, mais tout devient alors assez technique, mécanique. Il me semble très difficile de profiter d'un film alors qu'on est soi-même en train d'en concevoir un. Du coup, je suis impatient de rattraper tous ceux que j'ai loupés ces derniers mois !
Vous allez souvent au cinéma ?
Beaucoup, oui. Mais je possède aussi une salle de projection chez moi, à Los Angeles, où je regarde beaucoup de classiques avec mes enfants. Le week-end dernier, nous avons visionné ensemble 'Laurence d'Arabie', c'était parfait pour un dimanche après-midi. Mais je me rends tout de même en salles autant que possible.
Vos enfants partagent-ils votre passion pour le cinéma ou râlent-ils après l'obsession de leur père ?
Mes enfants sont d'excellents spectateurs. Ils ont vu de nombreux classiques et je leur ai imposé beaucoup de grands films. Ma seule crainte est d'en faire involontairement une génération de critiques de cinéma.
Ce n'est pourtant pas une si mauvaise chose...
Pour un réalisateur ? Ça la foutrait mal, quand même... Je n'ai rien contre les gens qui analysent les films, mais la relation entre un père cinéaste et un enfant qui écrirait comme critique, ce doit être assez compliqué !
Après le succès de votre trilogie 'The Dark Knight', les films de super-héros semblent devenus un filon intarissable. N'avez-vous jamais eu l'impression d'avoir enfanté un monstre ?
Ah ! Oui, j'ai adoré travailler sur ce genre de films, et j'espère y avoir apporté ma contribution. Mais ce serait dommage qu'Hollywood arrive à saturation. Ceci dit, quand Zack Snyder travaille sur 'Batman v Superman : Dawn of Justice' [prévu pour 2016], il propose deux super-héros pour le prix d'un ! Sinon, DC Comics vient effectivement d'annoncer une énorme quantité de films pour les prochaines années. Mais vous savez, aussi longtemps que les gens auront envie de ça, les studios continueront à leur en proposer. D'ailleurs, je ne pense pas que ce genre soit si limité ; sinon, je n'aurais pas travaillé dessus pendant près de dix ans. Je crois que comme tous les genres, comme le western par exemple, ces films offrent une infinité de possibilités. Tout dépend de l'appétit du public. Mais ce qui est très important, c'est que les studios restent en même temps ouverts à d'autres formes de cinéma.
Vous n'avez donc pas le projet de retravailler avec DC Comics, ou d'intégrer l'univers Marvel ?
Je pense avoir eu une excellente expérience avec les films de super-héros, qui m'ont permis d'explorer beaucoup de choses. C'était une belle décennie pour moi, mais je trouverais difficile de me relancer là-dedans. Même s'il ne faut jamais dire « jamais ».
Pensez-vous avoir relevé le niveau des adaptations de comics au cinéma ?
J'aimerais pouvoir le penser. Ce n'est pas mon rôle d'en juger, mais c'était clairement l'ambition de cette trilogie. Quel que soit le genre sur lequel on travaille, il faut toujours essayer de le transcender. Je n'ai aucune envie de faire dans la redite, dans la parodie ou la satire. Il s'agit de travailler sous certaines contraintes propres à un genre, mais de trouver la force d'en ouvrir un peu le cadre.
Y a-t-il un type de films que vous n'oseriez pas aborder ?
C'est marrant, je trouve, la façon dont on gravite autour d'un sujet à partir du moment où l'on se sent prêt à l'aborder - pas nécessairement tout à fait prêt, parce qu'il faut quand même un peu se faire peur, se créer un défi. Alors, il y a beaucoup de films que je regarde, et dont je me dis qu'ils doivent être terrifiants à faire. Mais cela revient peut-être à se dire qu'on n'est pas encore prêt. 'Interstellar' n'est pas un film que j'aurais pu réaliser il y a une dizaine d'années. Vraiment pas. Mais il y a dix ans, ce n'était pas non plus ce dont j'avais envie. C'est en faisant des films et en vieillissant qu'on trouve sa voie.
De quoi aviez-vous peur en réalisant 'Interstellar' ?
Je suis un fan absolu du cinéma de science-fiction du passé, de films comme '2001, l'Odyssée de l'espace'... Du coup, me lancer dans un tel projet me semblait à la fois excitant et hyper-intimidant. L'aspect émotionnel d''Interstellar' était aussi très effrayant. Par exemple, j'avais écrit un monologue pour Anne Hathaway sur le thème de l'amour. Et en le relisant, je me suis dit : je vais couper ce passage, c'est terrifiant, je ne vois pas du tout comment m'en sortir avec ce truc. Mais elle l'a quand même interprété et c'est devenu un moment essentiel du film. Ça, c'est ce que peuvent vous apporter de grands acteurs. Contrairement à mes précédents films, où je pouvais toujours trouver un moyen de contourner des sentiments trop directs, 'Interstellar' met clairement les émotions en avant. Il y a une scène avec Matthew McConaughey que je trouve bouleversante et qu'il est parvenu à jouer brutalement, sans artifice, dès la première prise. C'est quelque chose que je n'avais jamais mis dans aucun de mes précédents films. En général, j'avais tendance à conserver un peu plus de distance.
'2001, l'Odyssée de l'espace' de Stanley Kubrick apparaît comme une influence majeure d''Interstellar'. Selon vous, quelle relation peut-on établir entre ces deux films ?
Disons-le ainsi : l'ombre de '2001' plane sur tout ce qui s'approche de près ou de loin de ce genre de cinéma. Ce qui est à la fois écrasant et inspirant. Ici, mon idée était de recréer précisément la sensation que j'ai éprouvée en découvrant le film de Kubrick à l'âge de 7 ans, avec mon père, quand le film est ressorti en salles à Londres. Je voulais retrouver cette impression d'un autre monde... Il est impossible de mettre en scène un film comme 'Interstellar' en faisant comme si '2001' n'existait pas. Au contraire, il faut l'embrasser, s'y plonger. C'est une pierre angulaire du genre, devant laquelle il est impossible de fermer les yeux.