Dans cette sélection d'œuvres majeures à contempler au détour des rues et des musées parisiens, il nous était difficile de passer à côté des peintures de Gustave Moreau. D'abord parce que cet artiste du XIXe siècle est incontestablement l'un des grands maîtres du symbolisme et que son œuvre, créée à contre-courant de toute forme d'académisme, offre à qui veut bien l'observer un dépaysement étrange, poétique et fascinant.
Ensuite parce que l'homme a vécu à Paris et qu'à la fin de sa vie il a choisi de léguer son atelier et la totalité de ses œuvres à l'Etat français, en formulant le souhait de voir celui-ci transformé en musée. « Séparées, disait-il, [mes compositions] périssent ; prises ensemble, elles donnent un peu l'idée de ce que j'étais comme artiste et du milieu dans lequel je me plaisais à rêver. » Belle envie. Aujourd'hui encore au numéro 14 de la rue de la Rochefoucauld, on peut donc visiter le pavillon du peintre, trois étages superbes qui abritent ses trésors. Aux murs, une multitude de toiles sont exposées. Lyriques et sensuelles, puisant dans les mythes, les voyages ou la littérature la force de leur troublant pouvoir d'évocation, elles hypnotisent leurs visiteurs. André Breton lui-même succomba à cet immense et incroyable enchevêtrement : « La découverte du musée Gustave Moreau, quand j'avais 16 ans, a conditionné pour toujours ma façon d'aimer (...) Je rêvais d'y entrer la nuit (...). Surprendre ainsi 'La Fée aux griffons' dans l'ombre, canter les intersignes qui volettent des 'Prétendants' à 'L'Apparition'. »
Et le poète a toujours raison. Jonché de ces innombrables tableaux, le musée lui-même s'apparente à une œuvre d'art, magnétique et foisonnante. Mais l'exercice l'ordonne. Il a donc fallu faire un choix parmi toute cette matière artistique. Et après avoir longtemps hésité entre 'Jupiter et Sémélé', 'Les Argonautes', 'Les Prétendants' ou 'Le Triomphe d'Alexandre Legrand', c'est finalement 'L'Apparition' qui emporta nos faveurs. Moins connue que sa toile jumelle exposée au musée d'Orsay, elle n'en est pas moins fascinante. Gustave Moreau y reprend un passage de la bible, le mythe de Salomé et de la tête de saint Jean-Baptiste. A côté des innombrables peintres qui ont mis cette fable en lumière au fil des siècles, Gustave Moreau passe pour l'enfant terrible, le gamin lunaire qui réinvente les histoires et déplace les codes.
Cette tête qui flotte au milieu de la scène, frappée de stupeur et de pitié, ces personnages qui s'effacent au second plan, dessinés sur la peinture, presque tatoués sur la toile. Et cette Salomé qui dans un seul geste danse, envoûte, regrette, ordonne et condamne. Le tableau porte en lui une étrange tension, romanesque et vaporeuse. Et illustre à merveille cette façon qu'avait le peintre symboliste de rêver ses sujets, sans limites ni carcans.